a reading edition
The following text is an interpretation of the final authorial stage of the Saint-Dié witness (~1943). Editorial interventions lean on the side of reading. I respected most accidentals in Toussaint’s speeches in deference to poetic freedom; the speeches of others became more regular, unless a strange comma or an intrepid indentation lucidly stopped me. Substantials required very little conjecture, and strange spellings were rare. Page numbers provide links to the relevant images for easy access to the complexities lost in interpretation. I have taken the liberty of adding a few scholarly annotations.
- AIMÉ CÉSAIRE.
- ………….
- …… ET LES CHIENS SE TAISAIENT.
- ( Drame en trois actes )
- ………………
- ACTE I
(La scène est à Saint-Domingue à l’epoque de la Révolution française.)
-
La récitante.
-
Je dis que ce pays est un ulcère.
-
Le récitant.
-
Je dis que cette terre brûle.
-
La récitante.
-
J’avertis : malheur à celui qui frôle de la main la résine de ce pays.
-
Le récitant.
-
Je dis que ce pays, monstrueusement, dévore.
-
La récitante.
- Ce pays est maudit.
-
Ce pays bâille, ayant craché l’ankylostome Cuba, une bouche de clameurs vides.
-
Le récitant.
- Ce pays mord : bouche ouverte d’une gorge de feu, convergence de crocs de feu sur la croupe de l’Amérique mauvaise.
-
Le récitant.
-
En marge des marées sautillantes, je marche sur l’eau des printemps tournants ; j’aperçois très haut mes yeux de sentinelle. L’insomnie à toute épreuve grandit comme une désobéissance le long des tempes libres de la femme à l’emphore, verseau, verseau tempête de germes, bouilloire.
-
Toussaint.
- Je démèle avec mes mains mes pensées qui sont des lianes sans
- contractures
- et je salue ma fraternité totale.
- Saint-Domingue, tes fleuves enfoncent dans ma chair
- leur museau de sagouin,
- des forêts poussent aux mangles de mes muscles,
- les vagues de mon sang chantent aux cayes,
- je ferme les yeux,
- toutes mes richesses sous ma main,
- tous mes marécages,
- tous mes volcans,
- mes rivières pendent à mon cou comme
- des serpents et des chaines précieuses.
-
Le récitant.
-
Toussaint est debout dans le grondement du fleuve… de la rive d’or cent guerriers lui lancent un cent sagaies… La poitrine de Toussaint est lunée de cicatrices…
-
Le chœur.
-
Saint-Marc cède… la fière… ses murailles s’écroulent… nos chevaux hument l’air mêlé de poudre et de tambour.
-
La récitante.
-
Toussaint, Toussaint, c’est le jour de l’épreuve… Il vient… le messager du roi… il glisse… sa bouche pleine de promesses… le serpent siffle… siffle… Il tient Toussaint au bout de sa langue…
-
Le chœur.
-
Toussaint a pris tout seul le sentier de la guerre. Tout s’est tu. Fusils et canons se sont tus. Toussaint est nu… Le bouclier de paille tressée est à sa main gauche… Il s’arrête… Il rampe… Il s’immobilise un genou en terre… Le torse est renversé comme une muraille… La sagaie est levée…
(A ce moment un cortège magnifique envahit la scène : pèlerins, chevaux, chiens. Senteurs de musc et benjoin1.)
-
1ère voix tentatrice.
- Ma voix froisse des mots de soie,
- ma voix souffle en ombelles des panaches,
- ma voix sans saison d’entre les vasques creuse
- mille songes harmonieux
- ma voix de cils aiguise justes mille insectes triomphants
- ma voix est un bel oiseau flamboyant d’or
- de mousseline de ciel, de désirs sans parade,
- mes voix humides roulent des ruisseaux
- de colombes sans effroi sur des galets
-
de jaspe et d’ecbatane…
-
Toussaint.
-
Quelle est la cachée qui me traverse d’or et d’argent et m’assiège de dangers, de caresses inconnues ?
-
Le récitant.
-
J’ai interrogé les dés sacrés. Je dis qu’il habite en toi un être royal sommeillant sur un lit étroit.
-
Toussaint.
-
Je dis que la République a cloché un branle nouveau au monde en heurtant trois mots d’or…
-
2e voix tentatrice.
- Ha, ha, ha. Des mots, rien que des mots : pas trois ; mille mots Toussaint… O mon ami, veux-tu de l’argent ? des titres ? de la terre ? Veux-tu être maréchal de camp ? Grand d’Espagne ? Roi… c’est ça… tu seras Roi… je jure que tu seras Roi.
-
Toussaint.
- Je tire un pied
- Oh. Je tire l’autre pied
- laissez-moi sans m’insulter de promesses, me dégluer
-
de la charogne et de la boue.
-
3e voix tentatrice.
-
… Un roi. Quelle aventure. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose en toi qui n’a jamais pu se soumettre, une colère, un désir, une tristesse, une impatience, un mépris enfin, une violence… Et voilà tes veines charrient de l’or, non de la boue, de l’orgueil, non de la servitude. Roi, tu as été roi jadis…
-
Toussaint.
- Fête de nuit
- carne, cave
- les maisons fendues filent leur coupe abstraite de serpent
- fer de lance et de rosace
- les villes sautent comme les moutons du vomito négro
- l’Artibonite grossie fait le paon ;
- sur la digue rompue
- les fenêtres s’ouvrent sur toujours
- cessez la torture croisière des paradis barrés de tentations :
- au bord de la mer une campagne de rhum et de contrebande
- dédouble de soleils nichés la fièvre lisse des jours.
- Maudit, serais-je, maudit.
- Surpris un demi-mot sur la langue. Complice.
- îles,
- J’ai été esclave pendant 50 ans
- et j’ai coupé des cannes et j’ai ciré des chaussures et
- le moindre enfant (c’était le petit du maitre)
- conduisait le vieil esclave chenu dans l’obéïssance,
- et le respect ;
- et je vous le dis,
- ce qui éclaire la vieille nuit de mon crane,
- ce ne sont point des images d’ambition, non,
- mais rire des feux, rire des fleurs et des fleuves
- ton image
- plus violente qu’un cœur, plus brutale qu’un pur sang
-
ô Liberté.
-
Le chœur.
- Bornou Sokoto, Bénin et Dahomey Sikasso
- Sikasso
- je sonne le rassemblement : ciels et seins, bruines
-
et perles, semailles, clefs d’or.
-
Toussaint.
- Martinique, Jamaïque,
- tous les mirages et tous les lampornis
- ne peuvent faire sonner d’oubli dormant
- le coup de feu, le sang gaché, le chant d’acier
- abîmes fraternels des roses de Jéricho…
-
Le chœur.
-
Tu n’échapperas pas à ta loi.
-
Toussaint.
-
Ma loi est que je courre d’une chaine sans cassure, jusqu’au confluent de feu qui me volatilise, qui m’épure et m’incendie de mon propre don amalgamé.
-
Le chœur.
-
Funèbre la lune décroit, le roi se cache.
-
Toussaint.
-
Je ne veux pas être le grain de parfum où se résume et se fête l’innombrable sacrifice des roses désarmées.
-
Le récitant.
-
Tu périras.
-
La récitante.
-
Hélas. Tu périras.
-
Toussaint.
- Hé bien, je périrai. Mais nu. Intact.
- Ma main dans ma main, mon pied sur le sol,
- quel est en passe de noyés et de foules ce sombre écroulement vers le couchant ? Le monde assassiné d’ambages, pris dans le filet de ses propres parenthèses, coule.
- Nu comme l’eau,
- nu comme le regard unicorne de midi,
- comme le cri et la morsure, j’éclaircis de basses buées
- le monde sans reconnaissance et sans ingratitude,
- où la pensée est sans équivoque, une fleur au cœur de papillon.
- Je veux un monde nu d’univers non timbré.
- Une petite fille du Fouta ronge un os en forme de candélabre.
- Et je suis jeune, je suis opulent de jeunesse, d’une enfance d’avant les portes et les fenêtres, d’une enfance de libation et d’holocaustes au fil des yeux, au fil des heures. Un lac de sécheresse pend sur ma joue, mais il pleure des yeux aux arbres de Judée baignés de crocus et
- d’anémones.
- Je suis nu.
- Je suis nu dans les pierres.
-
Je veux mourir.
-
La récitante.
- Patience, je regarde.
-
Ma tête polaire engloutit les lueurs de cadavres, les casques brisés, les débris inconsolables, les soleils gavés du vent charnel des venaisons.
-
Toussaint.
- Je ne suis pas un poulpe. Je ne cracherai pas de la nuit et de l’encre au visage de la nuit.
-
Tu vois encore ?…
-
La récitante.
-
Une belle fille terrible brise sa coquille de désastres. Des tireurs de coyotes se réveillent dans une hutte d’absinthe heureuse.
-
Toussaint.
- Approchez donc, flammes effilées, paquet de frissons. Que la senteur des feux jette son javelot autour de ma tête.
-
La récitante.
- Et il n’y a plus maintenant qu’un homme perdu,
-
tragique comme un moignon de palmier dans l’émeute banale et le champ de la foudre. Ses yeux poussièreux s’élancent dans une steppe sans ombre et sans eau — et il mâche, ombre et eau — une prière qu’il ne vendra pas.
-
Toussaint.
-
Merci, ma sœur… une prière qu’il ne vendra pas… ma prière de cobra… ma prière de murène dans les forêts de la mer… ma prière de lait de cactus dans les halliers du ciel…
-
La récitante.
- … J’ai regardé et les ponts sont coupés…
- Les étoiles ont débridé leurs cicatrices de sable.
-
Toussaint.
- Ha, ha
- Nous ne voyons plus
- Ha, ha
- Nous sommes aveugles
- Aveugles par la grâce de dieu et de la peur.
- Et tu ne vois rien parmi l’herbe nouvelle ?
- Rien parmi le barattement de la terre et le
- Convulsif chahut végétal ?
- Rien dans la mer, n’est-ce pas ?
- Je vois… j’entends… je parlerai…
- O succion nouvelle de mon sang par le soleil
- vampire,
- O assaut de mon roc par la nuit corsaire
- et mon aube a pété sous leur gueule
- ses fracas de midi et de goélands.
- Ligotez-moi.
- Piétinez-moi. Assassinez-moi. Trop tard.
- Les heures débusquées sonnent sur les accalmies
- et les fanaux de mouillage ;
- les heures sonnent
- renifleuses
- et s’allongent aux caresses de mes mains,
- les flammes s’allongent.
- Moi aussi je suis une flamme.
- Je m’allonge. Je suis l’heure.
- J’attends ce que dit le vent
- la langue de brandon dans ma gorge desséchée.
-
Le chœur.
-
Mon œuil se dore de visions souveraines… Toussaint fait son entrée solennelle à Santo Domingo… Le cabido lui remet les clefs de la ville.
-
Le Récitant.
-
Il pleut…
-
Le chœur.
-
Les désirs de Toussaint sont des ordres… Il commande et légifère.
-
Le Récitant.
-
Il n’y a pas de roses : seuls les piments agrafent leurs larmes rouges.
-
Le chœur.
-
Toussaint est roi… Il n’en a pas le titre, mais bien sûr qu’il est roi… un vrai lamido… voici sa garde… les casques d’argent s’enflamment au crépuscule.
-
Le Récitant.
-
Le roi a froid… le roi grelotte… Le roi tousse.
-
La récitante.
-
Hélas. Hélas. L’Europe arachnéenne bouge ses doigts et ses phalanges de navires… Hélas. Hélas.
-
Le chœur.
-
Mes souvenirs délirent d’encens et de cloches… Le Niger bleu… Le Congo d’or… Le Logone sablonneux… un galop de bubales… et les pileuses de millet dans le soir de cobalt.
-
Le récitant.
-
Mes souvenirs brâment le rapt… le carcan… la piste dans la forêt… le barracoun… le négrier…
-
Le chœur.
-
Hélas. Hélas.
-
La récitante.
-
J’ai été réveillé de mon grand rêve de mer violette et de terre chocolat et j’ai vu venir du côté des girofliers un homme petit. Il noircissait le ciel d’une face de tourbière coupée de libellules…
-
Le récitant.
-
Vous avez entendu… Vous avez entendu… Toussaint arrive. Toussaint met pied à terre… Toussaint monte l’escalier. Toussaint franchit la première marche. Il en est à la 2e. Toussaint est sur le perron. Pas après pas, Toussaint a mis le pied dans la fosse camouflée de sourires glissants…
-
Toussaint.
- Vous ne m’empècherez pas de parler à mes amis sans éclipse
- lune grasse, mauvaise herbe, sycomore, sycomore…
- Voici mes amours, voici mes haines
-
et ma voix très sage enfant au bord de votre alcôve.
-
Chœur (lointain.)
- Ô roi debout.
-
Toussaint.
- Le fleuve sans idiome s’exaspère des manœuvres de la cendre ;
- le cap et la limaille
- les oiseaux et les jours
- tournent avec leur bruit de serrures ;
- à l’horizon enfantin les animaux fantastiques
- brouteurs de cervelles
- ont remisé
- leurs yeux
-
enjoués de toute la nuit bue.
-
Chœur (lointain.)
-
Ô roi debout.
-
Toussaint.
-
Je veux peupler la nuit d’adieux méticuleux.
-
Chœur (au loin.)
-
Ô roi debout.
-
Toussaint.
-
Des violettes, des anémones se lèvent à chaque pas de mon sang.
-
Chœur (plus lointain.)
-
Ô roi debout.
-
Toussaint.
-
… à chaque pas de ma voix, à chaque goutte de mon nom.
-
Chœur (plus lointain encore.)
-
… Ô roi debout.
-
Toussaint.
-
… des pommes d’araucaria, des bouquets de cerises.
-
Chœur (presque perdu dans la distance.)
- Ô roi debout.
-
Toussaint (d’une voix tonnante.)
-
… des arcs, des signes, des empreintes, des feux.
-
Chœur (gémissant.)
-
Ô roi debout.
-
Toussaint.
- j’amenerai ce pays à la connaissance
- de lui-même,
- je familiariserai cette terre avec ses démons secrets
- j’allumerai aux cratères d’hélodermes et de cymbales
- les symphonies d’un enfer inconnu, splendide
-
parasité de nostalgies hautaines…
-
Chœur.
-
Ô roi debout.
-
Toussaint.
- Et maintenant
- seul.
- Tout est seul
- j’ai beau aiguiser ma voix
- tout déserte tout
- ma voix peine,
- ma voix tangue dans le cornet des brumes sans carrefour
- et je n’ai pas de mère
-
et je n’ai pas de fils.
-
Chœur.
- Ô roi debout.
-
Toussaint.
- Désir
- désir
- envol d’in memoriam
- de vêtements liturgiques
- premier visage du monde
- sédition de longs siècles
- désir
- le ciel baise des cerises par toutes ses bouches d’étoiles.
- Non, non, je mens, j’ai peur, je suis seul
- mes forêts sont sans oreille, mes fleuves sans chair
- des caravelles inconnues rôdent dans la nuit.
- Est-ce toi, Colomb ? Capitaine de négrier ? Est-ce toi
- vieux pirate, vieux corsaire ?
- Rien ne répond. La nuit s’augmente d’éboulis.
- Colomb. Colomb.
- Réponds-moi, réponds-moi donc.
- Beau comme la matrice d’ombre de deux pitons à midi
- l’archipel
- turbulence d’orgues couchées
- sacrifice de verres de lampes croisées sur la bouche
- des tempêtes
- branle-le-bas virulent pris tout absurde dans le mouvement
- des palmes et des scolopendres
- c’est moi ce soir jurant toute la forêt ramassée
- en anneaux de cris violents
- Colomb. Colomb.
(A ce moment les esclaves nègres envahissent la scène.)
-
Des voix.
-
Mort à Toussaint. Mort à Toussaint.
-
Voix de femmes.
-
Bourreau, à mort.
-
Voix.
-
Il tuera nos enfants.
-
Voix.
-
Il attirera sur nous la colère des Blancs.
-
Des voix.
- Mort à Toussaint. Mort à Toussaint.
- Au feu, Toussaint, au feu.
(Un groupe prépare frénétiquement un brasier.)
-
La foule.
-
Au feu, Toussaint. Au feu. Au feu. Au feu, Toussaint.
-
Un orateur.
-
Camarades, c’est pour vous dire que Toussaint est un ennemi du peuple et un emmerdeur. Comme si on n’en avait pas assez d’emmerdements. Bien sur qu’on n’est pas heureux ? Eh, camarades, est-ce qu’on sera heureux avec la liberté et la guerre et la vengeance des Blancs sur les bras ? Alors je dis que Toussaint nous trahit. A mort.
-
Des voix.
-
Il a raison ; il a raison ; mort à Toussaint.
-
La foule.
- Au feu.
-
Au feu, Toussaint.
-
Toussaint.
-
Je suis un spectre ; les hommes me chassent de leur cauchemar.
-
La foule.
-
A mort.
-
Toussaint.
-
Cuve de scorpions.
-
La foule.
-
A mort.
-
Toussaint.
-
Lâches, j’entends dans vos voix le frottement de la bricole.
-
La foule.
-
A mort, à mort.
-
Toussaint.
-
Dans vos voix de chacal, le bien-être des muselières.
-
La foule.
-
A mort, Toussaint, à mort.
-
Toussaint.
- Raz de marée de ravets, d’accordéons empoisonnés.
-
La foule.
-
Mort. Mort.
-
Toussaint.
-
Ah. Je vous plains âmes gachées. Toute la vieillesse du monde sur votre jeunesse cannibale, sans espoir ni désespoir…
-
La foule.
-
Tue, tue. A mort.
-
Toussaint.
-
Malheur sur vos têtes.
-
La foule.
-
Malédiction ; malédiction.
-
Toussaint.
- Adieu mes amis.
-
A moi ô Mort, milicien aux mains froides.
-
La foule.
-
A bas Toussaint. Vivent les blancs.
-
Toussaint.
- Vive la vengeance. Vive la liberté.
-
Les montagnes trembleront comme une dent prise au davier, les étoiles écraseront contre terre leur front de femme enceinte…
-
La foule.
-
Ecoutez-le… Ecoutez-le…
-
Toussaint.
- … les soleils arrêtés, feront de nuit, d’immenses cocotiers catastrophiques…
-
La foule.
-
Malheur.
-
Toussaint.
- Ah ! vous ne partirez pas, que vous n’ayez senti la morsure de mes mots sur vos âmes imbéciles.
- Car sachez-le, je vous épie comme ma proie…
- et je vous regarde et je vous dévêts au milieu de vos
- mensonges et de vos lachetés ;
- larbins fiers
- petits hypocrites filant doux
- esclaves et fils d’esclaves,
- et vous n’avez plus la force de protester, de vous indigner,
- de gémir ;
- condamnés à vivre en tête à tête avec la stupidité empuantie
- sans autre chose qui vous tienne chaud au sang
- que de regarder glouter jusqu’à mi-verre, votre rhum
- antillais…
-
Âmes de morue.
-
La foule.
-
Vive Toussaint.
-
Toussaint.
- Mes amis,
- j’ai rêvé de lumière, d’enseigne d’or, de sommeils pourprés,
- de réveils d’étincelles et de peaux de lynx.
-
La foule.
-
Mort aux blancs.
-
Toussaint.
- Mes amis, j’ai hissé mon pavillon de mains coupées,
-
j’ai lancé mes fusées de fièvre jaune…
-
La foule.
-
Mort aux blancs. Mort aux blancs. Mort aux blancs.
-
Toussaint.
- … Et en effet, des catacombes essoufflées de la Fin et du Commencement
- la Mort s’élance vers eux, comme un torrent de chevaux fous, comme un
- vol de moustiques…
- Colomb, Colomb
- toi si tranquille
- quand tu fis le premier pas dans cette île close comme une ratière,
-
parmi les signes nouveaux, parmi les dieux que ta fierté ne consentait pas à avouer, je le sais, je le sens, tu ne te sentis pas envahi de triomphe non, mais d’angoisse, mais d’inquiétude fine, toi l’inexpugnable, pris poreux et ligoté des grandes lianes silencieuses de la peur, des grandes lianes silencieuses du Repentir.
-
La foule.
-
Mort aux blancs. Mort aux blancs. Vive Toussaint. Vive Toussaint. Mort aux blancs…
-
Toussaint.
- Mort aux blancs.
(La scène s’efface progressivement, lentement.)
-
La récitante.
-
La cendre… le songe… eau noire… affamés, affamés… deux mains brûlantes dans l’assiette du soleil…
-
Le récitant (très calme.)
-
… La Grande Révolution de Saint-Domingue vient de commencer.
(A Saint-Domingue devant une riche maison coloniale style 18e siècle, des jeunes filles blanches en train de jouer. Entrent le chœur, le récitant, la récitante.)
-
La récitante.
-
Rentrez chez-vous jeunes filles, il n’est plus temps de jouer, les orbites de la mort poussent des yeux fulgurants à travers le mica blême.
-
1re jeune fille (sérieuse.)
-
C’est une devinette ?
-
Le récitant.
-
C’est la saison des étoiles brûlantes qui commence.
-
2e jeune fille (riant.)
-
Ah. C’est un conte.
-
Le chœur (menaçant.)
-
Saint-Domingue raidit ses pattes d’araignée venimeuse sur la gadoue des barracouns.
-
3e jeune fille.
-
Hou ; hou.
-
4e jeune fille.
-
Hou. Hou.
(La mère parait sur le pas de la porte, très pâle.)
-
Mes enfants… rentrez… rentrez vite… j’ai peur.
-
Le récitant.
-
Jeunes filles, respectez les pèlerins qui gaspillent leur pain quotidien sur les riches ornières du crépuscule.
(Les jeunes filles s’enfuient.)
(Le récitant et la récitante feignent de poser par terre une civière ; le chœur de creuser une fosse. Un cadavre imaginaire est déposé au fond de la fosse. C’est une scène de magie imitative.)
-
Le récitant (recueilli.)
-
Adieu, Saint-Domingue.
-
La récitante.
-
Adieu, Saint-Domingue.
-
Le chœur (haineux.)
-
…Saint-Domingue la noire, où le sadisme du maitre, et le ralement de l’esclave par force coprophage parachèvent en traits de vomi le happement du squale et le rampement du scolopendre.
(A ce moment l’obscurité envahit la scène ; des coups de feu ; des cris discordants ; puis le tapage s’apaise peu à peu ; quand la lumière revient, le décor a changé : le camp des nègres au milieu d’une forêt. Chefs nègres et députés blancs en conférence.)
-
1er député.
-
Notre seule présence ici suffit à montrer combien grand est notre désir de conciliation. Nous avons fait taire en nos cœurs la naturelle indignation qu’y suscite le souvenir de tant d’actes de cruauté. Et nous avons fait table rase de toutes nos répugnances et répulsions, de toutes les habitudes que nos esprits philosophes appellent prévention ou préjugés et qui n’en sont pas moins des forces contraignantes dans nos societés coloniales…
-
Toussaint
-
C’est bien. Vous, messieurs, vous exposerez à mes troupes les propositions que vous nous avez faites.
(Rassemblement. Bruit de tam-tam.)
-
Récitant.
- Un écroulement hostile de tour, de montagne, de phare achève d’hésiter aux confins du déclic
- Un collier de perles favorables n’engourdit plus l’inquiétude
- Des apostrophes tentaculaires s’animent au loin comme des cataclysmes
- Déja le silence empoisonne chaque fibre
- Des gestes hiéroglyphes avalés à moitié signalent
-
Les jachères et les semis de cadavres.
-
La récitante.
- Les beaux yeux aveugles de la terre chantent d’eux-mêmes
- l’école buissonnière, les sourcils joints des hauts labours
- les ruses savantes des colloques sans rime ni raison aux sables mouvants.
- La vache des naufrageurs, la pluie des calvaires et des vagues
- ensorcelent de serpents, de palabres, de varechs
- le phare disjoint de sang d’aiglon.
(La scène est envahie par la foule des insurgés : masse d’hommes et de femmes armés de coutelas.)
-
Toussaint.
-
Mes amis, les blancs nous envoient des embassadeurs. Voulez-vous les entendre ?
-
Des voix
-
Oui, oui, qu’ils parlent.
-
1er député.
-
Mes chers amis… Je sais que vous en avez assez de cette guerre, vos enfants ont faim.
-
Des voix.
-
Oui, oui, c’est vrai.
-
1er député.
-
Vos femmes sont lasses d’une vie incertaine et vagabonde.
-
Des voix féminines.
-
Oui, oui ; après ?
-
1er député.
-
Revenez sur les habitations. Reprenez le travail. Nous sommes prêts à reconnaitre la liberté aux meilleurs d’entre vous et nous vous garantissons à tous notre bienveillance paternelle.
(Des cris contradictoires dans la foule.)
- Ecoutez les blancs. Ne les écoutez pas. Paix. Paix. A mort… à mort.
- …
-
Toussaint.
-
Camarades, vous les avez entendus ; de vos propres oreilles, entendus. Comme ils sont bien gentils et bien conciliants, alors ils sont venus proposer à vos chefs de vous lâcher ; ils sont venus proposer à vos chefs de se vendre… Ils sont venus nous demander de vous trahir.
-
La foule.
-
Mort aux blancs. Mort aux blancs.
-
Toussaint.
-
Et les écoutant, vous avez compris, camarades, que les blancs n’ont pas encore renoncé à leurs odieux privilèges ; que l’homme blanc n’a pas encore renoncé à s’engraisser du sang et des larmes de l’homme noir.
-
La foule.
-
A mort. Tue. Tue.
(La foule se resserre comme une machoire.)
-
Le récitant.
-
Ici commence le baptème du sang.
-
La récitante.
-
Ici commence le repas de vengeance. Ici se noue la solidarité du sang. Ici s’opère la grande communion guerrière.
-
Le chœur.
-
Baiser de gemmes, oubliettes du sang, belle comme la mémoire déssaisie d’oubli frais, la vengeance s’est dressée avec l’oreille du jour, et toutes les poussières de vanille qui tissent la chair des nuits, toutes les guêpes qui salivent la cassave des nuits, toutes les sphyrènes qui signent les dos des nuits, ont forcé jusqu’à voir leur œil de serrure.
(Les guerriers défilent devant les cadavres en brandissant des coutelas.)
-
Toussaint.
-
Tout n’est pas fini camarades… Qui portera aux blancs notre réponse flamboyante ?.. Oui… Aveugles et sourds, leurs ambassadeurs naviguent du côté de l’enfer. Qui ira, et par quelles paroles nouer en d’autres viscères la peur terreuse ?
-
Des voix.
-
Nous-mêmes, nous tous.
-
La foule.
-
Nous-mêmes, nous tous.
-
Toussaint.
-
C’est bien camarades… Tout de suite… Nous tous en avant et pas de quartier.
(Les bandes s’ébranlent en poussant des cris frénétiques.)
-
Le récitant.
-
Un coup de sifflet… Les nègres sortent des broussailles avec une grande clameur. Les coutelas s’abattent et se relèvent et s’abattent dans le moulinet de l’exaspération.
-
La récitante.
-
Le coutelas s’abat. Quelle moisson. Ce ne sont pas des cannes qui tombent. Ce ne sont pas des troncs de bananiers. Le sang ruisselle ; des crânes bâillent, tels des noix de coco. Voici le soleil. Voici le sang. Voici les mouches.
-
Le récitant.
-
Le morne bourgeonne de cris. Des cadavres roulent jusqu’au pied des arbres à pain.
-
La récitante.
-
Le ravin bourgeonne de cadavres.
-
Demi-chœur.
-
Ils nous coupaient les jarrets.
-
Demi-chœur.
-
Ils nous marquaient au fer rouge.
-
Le chœur.
-
Et l’on nous vendait comme des bêtes et l’on nous comptait les dents… et l’on nous tâtait les bourses et l’on examinait le cati ou décati de notre peau et l’on nous palpait et pesait et soupesait et l’on passait à notre cou de bête domptée, le collier de la servitude et du sobriquet.
-
Le récitant.
-
Le vent s’est levé, les savanes se fendent dans une gloire de panaches folles… J’entends des cris d’enfants…dans la maison du maitre.
-
Le chœur.
-
J’entends des cris d’enfants dans la case noire… et le petits ventres pierreux pommés en leur mitan du nombril énorme se gonflent de famine et du noir migan de la terre et des larmes et de la morve et de l’urine.
-
Le récitant.
-
Au nom de tous les désirs effrités en la mare de vos âmes,
-
La récitante.
-
Au nom de tous les rêves paresseux en vos cœurs, je chante le geste d’acier du matador.
-
Le récitant.
-
Je chante le geste salé du harponneur et la baleine a soufflé pour la dernière fois…
-
Le chœur.
-
Un oiseau et son sourire… un navire et ses racines… l’horizon et ses cheveux de pierres précieuses… une jeune fille au sourire d’herbe déchire en fines alouettes le vin des jours, la pierre des nuits…
(Au Cap. A l’assemblée des planteurs présidée par le gouverneur.)
-
1er député.
-
Vous êtes un indépendant, Monsieur.
-
2e député.
-
Et vous un pompon blanc.
-
1er député.
-
Permettez-moi Monsieur, de vous rappeler quelle fin attend les traitres.
-
2e député.
-
Et moi, Monsieur, celle qui attend les suppôts de la tyrannie.
-
Le gouverneur.
-
Hé, Messieurs, un peu de bon sens, que diable. Vous savez où nous en sommes : en pleine révolte servile ; la moitié de la province du Nord est en feu. Avec les nègres des habitations Turpin, Flaville, Trêmes, Noé, Toussaint a constitué une armée. Et quelle armée. J’en frémis. Les femmes subissent les derniers outrages, les enfants sont empalés ; les planteurs sont sciés vivants entre deux planches.
-
Une voix.
-
Mort aux philantropes.
-
Une voix.
-
A bas les négrophiles.
-
Une voix.
-
Mort à l’abbé Grégoire.
-
Le gouverneur.
-
Silence, messieurs. Ce n’est pas tout malheureusement. Pendant que la révolte entoure le Cap promenant partout l’incendie et les cris du Vaudou, ici dans la ville, la voix de la sagesse a peine à se faire entendre. On s’en prend aux esclaves restés fidèles. On s’en prend aux hommes de couleur. Plusieurs d’entre eux ont été massacrés…
-
Une voix.
-
Pas d’armes pour les complices des nègres.
-
Une voix.
-
Pas de quartier pour les espions.
-
Une voix.
-
Laissez parler monsieur le Gouverneur.
-
4e voix.
-
Mettons à prix la tête de Toussaint et de Boukmann.
-
1er député.
-
Monsieur le Gouverneur, avant d’aller plus outre, je propose de flétrir solennellement l’assemblée constituante qui, par ses décrets insensés, nous a menés où nous en sommes : à la ruine.
-
2e député.
-
Je propose que sur l’une des places du Cap, on tienne en permanence, cinq potences et deux échafauds pour le supplice de la roue.
-
Le gouverneur.
-
Je vois, Messieurs, que vous ne m’avez guère compris. Il n’est plus temps de délibérer. Ma décision est prise. L’essentiel étant d’empêcher les nègres de la province de l’ouest de communiquer avec les insurgés du Nord, je fais établir des camps au Trou, à Vallières, au Morne, à Dondon, à la Marmelade et à Fort Dauphin. Quant à vous, Messieurs, aux armes, et vive la colonie française de Saint-Domingue.
(Vivats prolongés. Les députés sortent.)
(Quelques attardés discutent encore.)
(Une rue. La nuit. Des groupes passent.)
-
1er groupe : Une voix.
-
Vous avez raison, mon ami, vous avez raison, c’est avec de la mauvaise politique que l’on perd les colonies. Des combats, des plans de bataille. Trêve de balivernes. Avec les nègres, je ne connais qu’un moyen : la terreur. Moi qui vous parle, au premier jour de l’insurrection, j’ai fait planter 50 têtes des deux côtés de l’avenue de mon habitation en guise de palmiers, et je vous garantis que le troupeau n’a pas bougé. Voyez-vous…
(La voix se perd dans la nuit.)
-
2e groupe : Une voix.
-
Hum ! alors tout va rentrer dans l’ordre. Moi, j’ai confiance dans ce gouverneur ; un type ce Blanchelande. Et puis, j’ai l’expérience de ces pays là. Les Antilles, voyez-vous, un pays très doux, très doux… tout doux… des îles à doudoux, vous comprenez. Alors, la Révolution, bonsoir.
(La voix fredonne :
- A la Matinique, Matinique, Matinique
- c’est çà qui chic…)
(Depuis quelques secondes des cris ont éclaté ; un chant monotone et sauvage nait, grossit, approche. Des huées. Des ricanements. Un piétinement confus. Une troupe frénétique de nègres envahit la salle de délibération, poussant avec des bourrades et des clameurs quelques députés blancs. Un négre grotesque gesticule à l’estrade officielle. Nous l’appellerons le speaker. Les nègres s’asseyent dans une confusion indescriptible. Alors commence une séance sinistre et bouffonne pleine d’emphase et de cruauté.)
-
Le speaker
-
Silence, Messieurs, silence.
-
1er énergumène.
-
Pas de silence qui tienne. Nous sommes libres et égaux en droits. N’oubliez pas cela.
-
2e énergumène.
-
Et moi je dis : malheur à ceux qui n’ont pas vu inscrit sur le mur de nos honorables faces, le Mane Thecel Pharès de la tyrannie.
-
Le speaker.
-
La séance est ouverte, Messieurs.
-
3e énergumène.
-
De quel droit, dites-moi, Monsieur, ouvrez-vous une séance que personne n’a jamais fermée ?
(Nouveaux cris au dehors. Une nouvelle bande arrive sous la conduite du porte-drapeau. Le drapeau est figuré par une pique. Au bout une tête coupée ; la tête du gouverneur.)
-
Porte-drapeau.
-
Debout, camarades, voilà le gouverneur.
-
La foule.
-
Mort aux blancs, mort aux blancs.
-
Le speaker (soufletant la tête coupée.)
-
La parole est à Monsieur le Gouverneur.
-
Le porte-drapeau (d’une voix nasillarde.)
-
Parfaitement. Parfaitement. Je parlerai. Voilà, Messieurs, il n’est plus temps de délibérer. Ma décision est prise. Avec les nègres, je ne connais qu’un moyen, la terreur. La terreur est à l’ordre du jour, Messieurs…
(Applaudissements. Des rires.)
-
La foule.
-
A mort ; à mort.
(Une hystérie collective. Une odeur de sang monte. Le speaker danse la bamboula sur l’estrade.)
-
La foule.
- A la Matinique, Matinique, Matinique
- C’est çà qui chic, C’est çà qui chic
-
A la Matinique, Matinique, Matinique
-
Le speaker.
- A la Matinique, Matinique, Matinique…
(Le silence tombe raide, funèbre.)
-
Le récitant.
-
Il monte…Il monte des profondeurs de la terre… Le flot noir monte… des vagues de hurlements… des marais de senteurs animales… l’orage écumant des pieds nus… et il en grouille toujours d’autres dévalant les sentiers des mornes, gravissant l’escarpement des ravins, torrents obscènes et sauvages grossisseurs de fleuves chaotiques, de mers pourries, d’océans convulsifs dans le rire charbonneux du coutelas et de l’alcool mauvais…
-
Le chœur.
-
En ma main noire et rouge s’époumonne une aurore de sureau blanc
-
Le récitant.
-
Au commencement, il n’y avait rien…
-
La récitante.
-
Pardon, camarade, au commencement il y avait la nuit.
-
Le récitant (docile.)
-
Camarade, au commencement il y avait la nuit…
-
La récitante.
- La nuit et la misère, camarade, la misère et l’acceptation animales ; la nuit bruissante de souffles d’esclaves dilatant sur les pas du christophore, la grande mer de misères et de dividendes, la grande mer de sang noir, la grande houle de cannes à sucre, le grand océan d’horreurs et de désolations.
- A la fin, il y a, à la fin…
(Elle se bouche les yeux.)
-
Le récitant (d’une voix cinglante.)
-
A la fin, je m’en vais vous dire, moi, ce que je vois à la fin : à la fin… ah oui, à l’extrème fin, la culbute de l’Europe, la posée sur cette merde hystérique des goules masticatrices, son avachissement visité d’épouvantes, son insolence triturée de prières, et, sur se blessures, la pimentade de mon rire et le sel de mes pleurs.
(Entre un groupe de trois femmes ; lasses, inquiètes. Ce sont des blanches… Elles tournent de temps en temps la tête pour regarder si on les suit… A demi rassurées, elles déposent leur baluchon.)
-
1re jeune fille.
-
Mes dents claquent.
-
2e jeune fille.
-
Ah. Quelle fatigue… Nous sommes trempées… Il y a de la brume sur la montagne… Mes os suintent de froid et de peur.
-
La mère.
-
Courage mes enfants… Courage… C’est dur tout de même… Courir… courir… et se cacher dans les cannes en flèches… et puis courir encore… Aïe. Mes jambes…
(Les femmes ont disparu ; même décor. Une houe écorne la scène. Des houes, puis des mains… Ce sont des esclaves qui labourent au crépuscule.)
-
1er esclave (chantant.)
-
Hé, mes amis, ho.
-
2e esclave (chantant.)
-
Hé, mes amis, ho.
-
1er esclave (chantant.)
-
La terre est une fatigue ; ma fatigue va la fatiguer.
-
2e esclave (chantant.)
-
Le soleil est une fatigue ; ma fatigue va la fatiguer.
-
3e esclave (chantant.)
-
La pluie est une fatigue ; ma fatigue va la fatiguer.
-
1er esclave.
-
Hé, mes amis, ho.
-
2e esclave.
-
Ma fatigue est un gouffre ; aucun sommeil ne saurait le combler.
-
3e esclave.
-
Ma fatigue est une soif, ho, aucune boisson ne saurait l’apaiser.
-
Chœur des esclaves.
- Hé, ho. Ho, mes amis, ho.
- Ma fatigue est un tombereau de sable insonore
-
aux quatre coins des moissons pétrifiées.
-
Le récitant (lugubre.)
-
Saint-Domingue fond comme un noyé dans l’acide des gorges de la Révolution.
-
La récitante.
-
La mort pleure tout doucement dans le cou de la nuit…
-
Le récitant.
- 3000 flamboyants s’effrènent au néant de la nuit, à l’oubli de la nuit.
(Coups de feu…)
-
Le récitant (fébrile.)
- Sonthonax ouvre les prisons… Sonthonax arme les esclaves…
- Sonthonax ouvre les portes du Cap à Pierrot et à Macaya…
-
La récitante (dolente.)
-
300.000 hommes, tribart brisé, se précipitent dans la ville et poussent des hurlements clabauds… Le port est couvert de blancs qui cherchent à gagner les bâtiments en râde… Ah, les chaloupes chavirent…
-
Le récitant (féroce.)
-
… Les têtes roulent comme des cabosses de cacao.
-
La récitante.
-
Le tam-tam halète ; le tam-tam éructe… le tam-tam crache des sauterelles de feu et de sang.
-
Le récitant.
-
Le feu défonce la nuit de ses épis canaques…
-
La récitante.
-
… le feu accroche ses fanes rapaces aux toits fascinés des maisons…
-
Le récitant.
-
… La ville s’effondre sur ses jarrets… Dans le vertige lent du viol…parmi les chatouilles d’un lit de fumées et de cris…
-
Le chœur.
-
Mort aux blancs. Mort aux blancs.
(Cris discordants… Le silence tombe tout à coup lourd et humide, le silence de la Caraïbe. Subitement un navire envahit tout le champ de vision, en perdition ; et dans la chair de la mer phosphorescente, une inscription explose, sanglante, reflétée par les écueils.)
-
: République d’Haïti.
-
Le chœur (enthousiaste.)
-
Haïti. Haïti.
(Le récitant et la récitante se rapprochent à tatons sur le devant de la scène.)
-
Le récitant (pleurant.)
-
Froid cœur de la mort, la lagune a dégainé son rire de poignard.
-
ACTE II
-
Récitante.
-
Il fait beau, monstrueusement beau. Déferlez semaines, scrupules des mondes mourants, déferlez filles grosses ; écumez contre mon attente scabreuse.
-
Récitant.
-
Me voici, l’homme-marchand aux mains vides, œil nu suscitant le spectacle, gorge brassant vivants les mots éclos contre mes dents.
-
Récitante.
-
Me voici, moi, moi : la femme obsédée des grandes paroles et je nage parmi les glaieuls et les roses de Jéricho vers l’odeur simple des cadavres ?
-
Récitant.
-
Ce n’est pas vrai… Il n’y a plus de combats. Il n’y a plus de meurtres, n’est‐ce pas ? Plus de crimes flamboyants ? L’orgue de Barbarie ronronne aveugle des minutes de silence et de silence et de silence, sciure du temps sans poussière. Ho. Ho. Une odeur de cadavres… du sang pétillant comme une grande cuve de vin.
-
Récitante.
-
Il n’est que de cogner à la vitre du soleil. Il n’y a qu’à casser la glace du soleil. Il n’y a qu’à découvrir dans la boite à poudre du soleil la houppe rouge des fourmis venimeuses éclatés à tous vents. Ha, ha, on ne maquille pas le Destin.
-
Récitant.
-
Il fait beau une gerbera plus nue qu’une femme dans le soleil joue vers le soleil et le soleil crépite dans les cerveaux fermés diadème miné arbre du voyageur cœur tressé belles eaux souflées haut gelées.
-
Récitant.
-
Île j’aime ce mot frais guetté de Karibs et de requins. J’attends.
(Une ville haïtienne, place publique : troupes, foules, drapeaux Subitement acclamations et fanfares. entrent Toussaint et sa suite. Toussaint s’installe sous un dais : les délégations avancent, successives.)
-
1re délégation : 1er orateur.
-
Gloire à Toussaint Louverture : il a purgé la colonie des hordes tyranniques des Anglais.
-
La foule.
-
Hurrah !
-
2e délégation : 2e orateur.
-
Gloire à Toussaint Louverture, le Spartacus noir, le nègre prédit par Raynal pour venger les injures faites à sa race.
-
La foule.
-
Hurrah !
-
3e délégation : 3e orateur.
-
Reconnaissance éternelle à Toussaint Louverture, pacificateur, restaurateur…
-
La foule.
-
Hurrah !
-
Le Prévot des marchands.
-
Reconnaissance éternelle à Toussaint Louverture, restaurateur éclairé de l’ordre, des finances, du commerce et de l’industrie.
-
La foule.
-
Hurrah ! Hurrah !
-
Le grand Maitre de l’Université.
- Gloire et reconnaissance à Toussaint Louverture éducateur du peuple ! Libre à un Villaret.2 Joyeuse de fermer les écoles dans la Martinique voisine et de déclarer cyniquement :
- « L’ignorance est un lien nécessaire pour des hommes enchainés par la violence ou flétris par les préjugés ». Ici, dans notre libre Haïti, agonise, gràce à l’impétueux génie de Toussaint Louverture, le système impie qui voulait que l’ignorance fût une politique, une police, un dogme.
-
La foule.
-
Hurrah !
-
Le représentant français.
-
Au nom de la France, je confirme le général Toussaint Louverture dans ses titres de gouverneur et de capitaine général de la colonie française de Saint-Domingue.
-
La foule.
-
Vive Toussaint ! Vive Toussaint !
-
Délégation du clergé : Les chantres.
-
Salvum fac imperatorem.
-
L’archevèque.
-
Dieu nous l’a donné ! Dieu nous le conservera. (Il bénit la foule).
-
Les chantres (braillant.)
-
Salvum fac gubernatorem.
-
Toussaint.
- îles heureuses
- jardins de la reine
- je me laisse dériver dans la nuit d’épices de tornade et de saintes images
- et le varech
- agrippe de ses petits doigts d’enfant
- mon barrissement futur
- d’épave !
-
Chantres (braillant.)
-
Salvum fac civitatis fundatorem.
-
Toussaint.
- Une tour
- il y a des lézardes dans le mur ;
- une forêt pleine de loups
- et ils se promènent la-dedans mitre en tête
- un plat de champignons venéneux
-
et ils se jettent dessus goulûment.
-
Chantres (braillant plus fort.)
-
Salvum fac Spartacum !
-
Toussaint.
- Allez vous-en
- allez
- rats que je plains
- rats qui n’apercevez pas que le vaisseau est pourri
- allez, allez en paix
- enlevez d’ici vos carcasses pieuses
-
vos carcasses peintes.
-
Chantres.
-
Salvum fac libertatis aedificatorem !
-
Toussaint.
- Un singe, je suis un singe qui par ses grimaces attroupe
- les escales de flaques d’eau de poudrières, de desespérance, de famine
- de vengeances rentrées, de détresses nucléaires, de dévotions inavouables
- et c’est toi que j’interroge
- ô vent
- calme face peinte de guano de contorsions
- vent des déserts debout de cactus et de sphynx
- calamiteusement
- as-tu entendu quelque chose ?
-
Récitant.
- Toulon, Brest, Lorient, Cadix
- une flotte !
- des flottes !
-
l’armade du destin.
-
Récitante.
- Oh ! la levée des bâtardeaux !
- une agonie sur les eaux
- une grosse voix dans la citerne
- une grosse voix de guépards pluvieux
-
dans la forêt de l’océan.
-
Toussaint.
- Connaissez-vous Samana ? Ici est ma querencia :
-
malheur à qui m’y traque.
-
Chantres (braillant.)
-
Salvum fac…
-
Récitant.
- Sur une branche de vague fleurie une file de hérons blancs
-
…
-
Récitante
- … une houle de marsouins de frégates
- avant-garde de voceratrices et de fossoyeurs.
(La scène est envahie par des prêtres de tous ordres qui bénissent frénétiquement)
-
Les chantres.
-
Te Deum.
-
Toussaint.
- Nom de Dieu !
- mais foutez le camp, espèce de nom de Dieu !
- est-ce que les bourreaux n’essaient pas leur hache sur le billot ?
- est-ce que les oiseaux de proie ne violentent pas le cerne de leurs yeux ?
- est-ce pour vous voir que les Pyramides
- se sont
- cette nuit
- haussées sur la pointe de pieds ?
(Á ce moment une pluie de caillous lancés par d’invisibles mains s’abat sur les délégations ; désarroi.)
-
Toussaint.
- Ha ! ha !
- ils n’aiment pas ça. C’est curieux.
- Rampez, rampez fleuve d’immondices jusqu’à l’oubli.
(Sauve qui peut ; le clergé sort en bénissant peureusement.)
-
Les chantres (à reculons.)
- Salvum fac imperatorem
- salvum fac gubernatorem.
(La scène reste vide quelques instants.)
(Entre la nourrice, une vieille négresse chargée de médailles.)
-
Le chœur.
- C’est moi la nourrice. Toussaint Louverture, bien sûr qu’il n’avait pas de nourrice ; et qu’il ne m’est jamais tombé des bras ; et qu’on sait qu’il a bu le lait de la terre et qu’il a machonné le sein de la terre et qu’il a mangé le pain de la terre, mais une nourrice, imaginez que je suis la terre.
- Alors je suis venu vous demander de lui pardonner.
- Il est bizarre mon enfant, il est violent mon enfant ; il réclame mon enfant ; des droits. Toutes sortes de droits. Des droits qui ne sont pas faits pour nous.
- Mais je dis que c’est pas de sa faute. Hon ! je dis que c’est son sang qui est plus fort que lui ; et qui le bat, et qui lui joue de mauvais tours. Hon. Et je vois qu’il a passé sa maladie à une foule de jeunes gens. Et c’est très malheureux. Une foule de jeunes réclameurs. Des nègres : ils ont tort de tant réclamer. Et forcément ça attire le malheur. De mon temps on était plus doux, plus acceptant, plus consentant. Hon.
-
Toussaint.
- ailes et branches cassées
- à tour de rôle les victimes se succédent aux chutes
- holà dans la hune
- feu continu commencez le feu dans l’ombre et le fossé
- mille excuses, c’est ce que nous avons de mieux à vous offrir
- un incendie clignoté saluant de ses soufles l’obscurité armée
- d’ombres bleues
- qu’y-a-t-il ? qu’y-a-t-il ?
- à travers ma main j’aperçois des étoiles
- des libertés désuètes
-
une face révulsée prise dans le gel et le surplomb et le filet du pian.
-
Récitant.
-
… l’esclavage.
-
Toussaint.
- Masse sans communauté ni communion
- une église brûle dans l’écrin de la forêt tordue
- des débris de fusée disent hourra
-
la chair vole en copeaux d’Afrique sombre.
-
Récitante.
-
Il y aura encore des yeux comme des tournesols ou de grands sojas amoureux bandés d’oisaux aussi beaux qu’une sonnerie de pomme d’adam dans l’éclair des colères brèves.
-
Récitant.
- Coupeurs de choux-palmistes,
- charmeurs de serpents
- vous ne charmerez pas mes mains de sablier inexorable
- et j’arrive dans ce pays où rien n’arrive présser
- de peur qu’elles ne s’endorment
- les choses.
(Une rue du Cap).
-
1er groupe de passants.
-
1er passant.
-
Tu as vu la gueule du pêlerin : une vraie gueule de macaque.
-
2e passant.
-
Une tête de macaque où se caricature un bicorne de général.
-
3e passant.
-
On dit que c’est un rude compère.
-
2e passant.
-
N’empêche que ça m’emmerde de voir un bicorne de général français sur une tête de macaque.
-
1er passant.
-
M’est avis qu’on se fout de lui. Dame ! Les anglais et les Espagnols nous pressaient : la nécéssité, tu comprends.
-
2e passant.
-
Encore comme ça ! Les Anglais et les Espagnols mis à la raison, on renvoie Maître Gilles. N’empêche que ça m’emmerde qu’on dise « mon général » à un vieux cul et qu’on se mette devant lui au garde à vous.
-
2e groupe de passants.
-
1er passant.
- Un nègre, capitaine général de Saint-Domingue ! C’est à la fois ridicule, humiliant, dangereux ! Qu’est-ce qu’un nègre, mes amis ?
- Un singe à peine dégrossi ; un chimpanzé, un orang-outang, un ouistiti, un sapajou, que sais-je ?
- Tous les savants vous disent cela.
-
2e passant.
- Vous vous égarez mon cher congénère… Vous vous égarez parce que vous vous emportez et l’emportement ne vaut rien en politique. Un nègre capitaine général de Saint-Domingue
- ridicule, je vous le concède,
- humiliant, je ne le nie pas,
- Mais voyez-vous jeune homme… dangereux par dessus tout. Et je m’en vais vous dire pourquoi…
- Vous connaissez la version blanche (notre version) de l’histoire du négrier : le nègre Cinquez donne le signal de la révolte. La révolte triomphe. Mais voilà le nègre Cinquez ne sait pas conduire un bateau… Ha, ha ! Voyez vous cela d’ici… Quelle revanche pour les Blancs !… La mer indocile le grimoire des étoiles… la famine… le désespoir… Mais imaginez ceci un instant, mes amis : le nègre Cinquez sait conduire un bateau ! Le nègre Cinquez sait lire dans les étoiles ! Le nègre Cinquez met le cap sur une terre qu’il a calculée juste.
- Et voilà : un beau jour, le nègre Cinquez débarque avec sa bande, son peuple, dirais-je dans un pays magnifique, plein de soleil, de perroquets, de fruits, d’eau douce, d’arbres à pain…
- Hein ! Q’en dites vous ?
-
Quel soufflet pour nous !
-
Toussaint.
-
Je ne puis chasser de mes yeux cette image : des mangeuses de terre dans un champ d’argile.
-
Le chœur.
-
Je ne vois rien qu’un mur de splendeur et de gloire.
-
Toussaint.
- Toutes les mordorures et tout l’espoir au dos des mains, au creux des mains des feuilles de caïmitiers ne me consoleront pas.
-
Le chœur.
-
Tes palais sont magnifiques, ton peuple libre. L’île est une embarcation de pourpre, d’indigo, de cérat ; une fleur aphrodisiaque aux seins de safran.
-
Toussaint.
-
Mes palais, je les hais. Mon île-limite, est une prison, et je suis prisonnier.
-
Le chœur.
- J’entends de tout un peuple monter vers toi des hymnes.
-
Ta gloire chante aux pieds des murailles.
-
Toussaint.
- J’ai capté dans l’espace d’extraordinaires messages… pleins
-
de poignards, de nuits, de gémissements ; j’entends plus haut que les louanges une vaste improvisation de tornades, de coups de soleil, de maléfices, de pierres qui cuisent, de petits jours étranges, l’engourdissement bu à petites gorgées, le sexe rouge, le sexe jaune, dévorateur, dévorateur…
-
Le chœur.
-
Saint-Domingue est heureuse : un oiseau sans peur jette son cri de flamme jeune dans le ventre chaud de la nuit.
-
Toussaint.
- … un grand brasier de prunelles rouges et de crabes…
- un ensemencement pour voir de mouches, de palabres, de mauvais souvenirs
- de pistes, de termites, de fièvres-à-guérir, de torts à redresser,
- un baillement d’alligator
-
une immense injustice.
-
Le chœur.
- Je sens des astres s’attendrir dans ma chair, des laitances, des lunes, des
- nénuphars.
- On muselerait la mer en écoutant peiner les maraichers vers la croupe
-
fabuleuse des matins, dans une douceur de scandales et d’écume.
-
Toussaint.
- Assez de bonheur ! les étranges mendiants aux faces de millésimes qui tantôt menacent tantot saluent les aubes
- c’est moi
- une faim chaque nuit les réveille parmi le madrépore
- une faim de soleil plus large et de pièces de monnaie très anciennes.
- Je me tourne à nouveau vers le vent inconnu sailli de poursuites
- Je m’en vais
- ne parlez pas, ne riez pas
- L’Afrique dort — ne parlez pas, ne riez pas. L’Afrique saigne ma mère
- l’Afrique s’ouvre fracassée à une rigole de vermines,
-
à l’envahissement stérile des spermatozoïdes du viol !
-
Le chœur.
- Quel fil tendu par dessus les forêts, les fleuves, les marais, les langues et les fauves !
- Je n’ai pas le don du vol.
- Je n’ai pas de mère — je n’ai pas de passé.
- J’ai comblé jusqu’à l’oubli, de poussières et d’insultes, le puits
-
marâtre de mon nombril.
-
Toussaint.
- Je ne renoncerai pas… je ne renoncerai pas à moi-même.
- Afrique, mon innocence…
- Afrique, ma nudité…
- Faites tomber les villes. Faites des lois ou violez les.
- Tuez ou adorez.
- Je suis hors. Innocent, les mains nettes. Je suis hors.
- Les hippopotames soufflent leurs mauvais rêves
- les Rhinocéros chargent dans le vent trop vite grandi
- rond de pisé mûr mon innocence rit son grand rire
-
de terre fraîche…
-
Le Récitant.
- Attention !
- Je crie attention du haut de ma guette.
- Plus près !
- Par ici !
- d’une voix douce et lente de mauvaise récolte et de pluie inattendue
- la nue noire
- dessine
- dessine
-
un nœud coulant !
-
La récitante.
- Attention !
- Je crie attention du haut de ma guette.
- Plus près !
- Par ici !
- Le canot des flibustiers pille sur champ d’azur : pour se distraire.
- Ivresse et débauche. Une immense étendue se dore ;
- dans les profondeurs du lac lessive un aigle de vermeil ;
- des champs de maïs, d’indigo, de cannes à sucre, à quelques brasses de profondeur ;
- des clameurs au creux se ruent au creux et bouchent le ciel…
(Vision de panique. Des hommes courent en tous sens.)
-
Des voix.
-
Les blancs débarquent, les blancs débarquent.
-
Des voix.
-
Les blancs débarquent… les blancs débarquent.
-
Voix.
-
Les blancs débarquent.
-
Voix.
-
Les blancs débarquent.
(La foule grossit devant le palais de Toussaint. Toussaint parait au balcon.)
-
Des cris.
-
Les blancs débarquent, les blancs débarquent.
(Coups de canon dans le lointain, puis un silence… Un drapeau blanc jaillit du sol.)
-
Une voix.
-
Les blancs envoient des parlementaires.
-
La foule.
-
Des parlementaires ? … Les blancs envoient des parlementaires ?
(Parait une troupe en armes accompagnant un parlementaire blanc.)
-
Des cris.
-
Vive la Liberté ! Vive la liberté ! Vive Toussaint Louverture !
-
Toussaint.
- Une aube juste battait sourire
- une aube juste battait espoirs
- une aube battait de simples paroles plus claires que des socs de charrue…
- et c’est toujours pour nous la saison des pluies
- et des bêtes venimeuses
- et de l’hallali par terre
-
et des femmes qui s’écroulent enceintes d’avoir espéré…
-
Soldat.
-
Mon général, les blancs envoient des parlementaires.
-
La foule.
-
Les blancs envoient des parlementaires !
-
Le récitant.
- Au seuil de la nuit
- pour la 50e fois
- dans le grand chateau et le maquis
- les 14 dagues montent l’escalier ombrageux
-
fouetté de branches.
-
La récitante.
- Eaux surveillées de griffons
- sommeil au chant des incendies
- occultation des sables, magnificat
- jardin suspendu et turbulences
- âge de bronze
- âge de la pierre
- à ras de terre.
-
Parlementaire.
-
Général, il est encore temps : la République vous donne à choisir entre la paix et la guerre.
-
Toussaint.
-
Est-ce à moi de choisir ? Attaqué, je me défends.
-
Parlementaire.
-
La République espérait trouver en vous un fils soumis et dévoué.
-
Toussaint.
-
Alors, pourquoi cette flotte ? ces troupes ? ces canons ?
-
Parlementaire.
-
Je serais franc, la République entend faire rentrer sous sa domination la plus belle de ses colonies : Saint-Domingue.
-
Toussaint.
-
J’ignorais que Saint-Domingue eut proclamé son indépendance.
-
Récitant.
- manioc des brûlis
- feu des campements
- écoutez-moi
- j’ai soif de vos flèche incendiaires
- de vos fumées asphyxiantes rouges de piments
- de vos coups de sifflet piquant le jarret des aubes
- de votre curare
- de votre génipa.
-
Parlementaire.
-
Abrégeons, le temps presse : quelles sont vos intentions, général ?
-
Toussaint.
-
Je vous l’ai déjà dit ; résister à toute agression.
-
Parlementaire.
-
C’est votre dernier mot.
-
Toussaint.
-
Mon dernier mot…
-
Parlementaire.
-
Eh bien nous débarquerons. Tirez sur nous si vous osez.
-
Toussaint.
-
Nous oserons. Nous avons pour nous le droit, l’honneur, la liberté.
-
Parlementaire.
-
C’est la guerre. C’est bien. Adieu général.
-
Toussaint.
-
C’est la guerre, adieu.
-
Récitant.
-
Nous sommes au moment où 9 scorpions se frappent formés par la malédiction des âmes.
(A ce moment des tams-tams éclatent frénétiques, couvrent les voix.)
-
Parlementaire.
-
Qu’est ce que c’est ?…
-
Toussaint (extatique.)
- Accoudé à la rampe de feu,
- les cris des nuages ne me suffisaient pas.
- Aboyez tams-tams
- aboyez chiens gardiens du haut portail
- chiens du néant
- aboyez de guerre lasse
- aboyez cœur de serpent
- aboyez scandale d’étuve et de gris-gris
- aboyez furie des lymphes
- concile des peurs vieilles
- aboyez
- épaves dématées
-
jusqu’a la démission des siècles et des étoiles
-
Parlementaire.
-
Général, le 1er consul a à se plaindre de votre administration.
-
Toussaint.
- Et moi, j’ai à me plaindre de l’ingratitude de la République.
-
L’Industrie renait, l’ordre règne, le pays prospère.
-
Parlementaire.
- Ce que vous reproche le consul…
-
Le chœur.
- Dites au Vaudou d’éteindre le jaune solaire de ses minuits
- dites aux bothrops que les jeux sont faits
- nous sommes la race tombée
-
nous sommes la race sans jour et sans lendemain
-
Récitante.
- Arpège de guitares sinistres il se lève sous mes paupières
- une aube saignée à blanc
- je suis attente toute attente
- je marche sur les œufs des instants précieux
- ô les chemins fragiles têtus et certains
- de mon royaume qui est et qui n’est pas encore.
-
Récitante.
-
Nous sommes au moment où un volcan se saborde dans la soute à corail.
-
Récitant
-
Nous sommes au moment où l’impératrice décrète dans les grottes de l’empire l’inutilité des caisses de compensation et se tatoue les cuisses d’une pluie de datûras où râle une lance flammée.
-
Toussaint (à la foule.)
-
Mes amis, cries avec moi : Vive la liberté.
-
La foule.
-
Vive la liberté. Vive Toussaint.
-
Toussaint.
-
Ils débarquent… les blancs débarquent… Ils viennent nous remettre au joug… Ils viennent rétablir l’esclavage, ici, dans notre libre Haïti.
-
La foule.
-
Vive la liberté. Vive la liberté.
-
Toussaint.
- S’il est encore parmi vous quelques naïfs gonflés d’illusion, je leur dis que les blancs ne font plus mystère de leur dessein. Mes amis, écoutez bien : Les blancs ont rétabli l’esclavage à la Martinique, à la Guadeloupe. Martinique esclavage, Guadeloupe esclavage : entendez-vous ? Alors je dis qu’il n’y a plus de doute : ce qu’ils nous apportent :
-
c’est la déchéance, c’est la servitude sans espoir, pour nous et nos enfants.
-
La foule.
-
Aux armes. Aux armes. Mort aux blancs.
-
Toussaint.
- « Aux armes ». Ça a été le cri de vos frères guadeloupéens quand ils ont appris le sort que leur réservaient les tyrans.
-
« Aux armes ». Et le mûlatre Delgrès s’est fait sauter plutôt que de se rendre…
-
La foule.
- Vive la liberté. Vive Toussaint.
-
Toussaint.
-
L’Europe elle-même nous a appris qu’un peuple qui se bat pour sa liberté est invincible…
-
La foule.
-
Mort aux blancs.
-
Toussaint.
-
Mes ordres, je vous les communiquerai plus tard. Mais sachez dès maintenant que les blancs ne doivent avancer ici que parmi des ruines et des décombres : trois coups de canon vous donneront le signal d’une démolition sytématique, implacable. Feu et cendre. Perisse Saint-Domingue plutôt que notre liberté : la liberté ou la mort.
-
La foule.
- Vive Haïti. Vive Toussaint.
-
La liberté ou la mort. Vive Toussaint. Vive Toussaint.
-
Toussaint.
-
Aux armes. Aux armes.
-
La foule.
- Aux armes.
(La foule se disperse en courant.)
-
Des voix.
-
Les blancs débarquent. Les blancs débarquent.
-
Voix.
-
Les blancs débarquent.
-
Voix.
-
Les blancs débarquent.
-
Des cris frénétiques.
-
Vive Toussaint Louverture. Vive Toussaint Louverture.
-
Toussaint .
- Faites sauter la ville ;
- j’assassinerai, je dépècerai
- fièvre,
- peste
- toutes mes idées transformées en brûlots
- toutes mes pensées en feu grégeois
- hachoirs mes deux cantiques
- sang répandu ma tiède fourrure
- mes oreilles mes artères battent une charge
- auprès de laquelle le rut d’une femme en chaleur
- m’est qu’un geste d’enfant inachevé ;
- Ô chère tête de la lumière
- j’ai combattu dix ans pour un sourire
- ton sourire mûri de pleine connivence
- je me reculerais pas…
(3 coups de canon espacés retentissent. Des hommes avec des torches courent des explosions… de la fumée… une panique…)
-
Des voix.
-
Les blancs débarquent. Les blancs débarquent.
-
Des voix.
-
Les blancs débarquent.
-
Des voix.
-
Vive la Liberté.
-
Des voix.
-
Mort aux blancs. A mort les blancs.
-
Des voix.
-
Vive la liberté. Vive Toussaint.
(Des troupes défilent… une forêt la nuit ; lueurs d’incendie au loin… des cavaliers.)
-
Toussaint.
- défaite.
- ils avancent
- les massacres, mes massacres, les fumées, mes fumées font une route peu limpide de jets d’eau lancés par les évents de l’incendie
- mais ils avancent…
- les yeux crevés ? les mains coupées comme un marron ?
- esclave ?
- ils ne m’auront pas.
- à cheval ma haine et mon espoir.
- il me reste des ravins
- il me reste des montagnes…
- au fond d’un trou fermé aux vents, je guetterais encore les marées secrètes
- les révoltes du limon et des terres noires.
-
en avant mes amis.
-
1er cavalier.
-
Fougères bègues guidez nous.
-
2e cavalier.
- Paroles séchées des herbes
-
guidez nous.
-
3e cavalier.
- Couleuvres endolories
-
guidez nous.
-
4e cavalier.
-
Lucioles, cris du silex, guidez nous.
-
Toussaint.
- Guidez nous
- ô guidez nous
- aloès aveugle vengeance tonnante armée
- pour un siècle.
(La troupe s’ébranle).
-
Récitant.
-
Vers le soir de grandes îles de crachat s’élargirent en annonces somptuaires sur le pavé.
- et bientôt les jararacas prirent position au haut du paysage
- Alors la route s’étonna d’étranges désastres
- les foules mordues cherchaient l’issue
- les foules mordues mordaient les carrefours invisiblement barrés
- et les foules s’essouflèrent sur place.
- Les foules piétinaient
- et les aigles rouges faisaient des signaux à mi ciel
- les signaux de la mort.
(Une lande désolée : lueurs d’incendie.)
-
Toussaint.
- Encore. Encore
- des labyrinthes du vin et de la mer
- l’orage incontestable boucane
- l’isthme les angles le diamant le jour
- je ne désavoue rien
- sa vaisselle d’argent : Mon rire
- ses oriflammes de fruits d’eau de mer de coquillage : Ma tristesse, ma jungle, mes malédictions stimulées…
- hélas.
- Tout s’efface, tout s’écroule.
- il ne m’importe plus que les ciels mémorés
- il ne me reste plus qu’un escalier à descendre marche par marche
- il ne me reste plus qu’une petite rose de tison volé
- qu’un fumet de femmes nues
- qu’un pays d’explosions fabuleuses
- qu’un éclat de rire de banquise
- qu’un collier de perles désespérées
- qu’un calendrier désuet
- que le goût le vertige le luxe du sacrilège capiteux.
- Rois mages
- Yeux protégés par 3 rangs de paupières gauffrées
- sol des midis gris
- distillant ronce par ronce un maigre chemin
- une piste sauvage
- gisement des regrets et des attentes
- fantômes pris dans les cercles mornes et fous des rochers de sang noir
- j’ai soif
- oh, comme j’ai soif
- en quête de paix et de lumière verdies
- j’ai plongé toute la saison des perles
- aux égouts
- sans rien voir
-
brûlant…
-
Récitante.
- des malédictions écrasées sous les pierres palpitent en travers du chemin avec de lourds yeux de crapauds ; un grand bruit dément secoue l’île par le ciel, les os tragiques se déroulent contre nature
- conques, avalanches, cœur
-
une nuit mal drainée et malsaine fait le tour du monde.
-
Le chœur.
- Je me souviens du matin des îles.
- Le matin pétrissait de l’amande et du verre.
-
Les grives riaient dans l’arbre-à-graines.
-
Toussaint.
- Je cherche les traces de ma puissance comme un dans la brousse les traces perdues
- d’un grand troupeau et j’enfonce à mi-jambes dans les hautes herbes du sang. pauvres dieux faces débonnaires , bras trop longs, chassés d’un paradis de rhum — paumes cendreuses visitées de chauves souris et de meutes somnambules — la décomposition cadévérique allume toutes ses bougies de vers et d’herbes
- Montez fusées, éclairez le désastre…
- J’ai saigné dans les couloirs secrets — sur le sol grand’ouvert des batailles et,
- je m’avance, mouche dédorée grand insecte malicorne et vorace
-
attiré par les succulences de mon propre squelette en dents de scie, legs de mon corps assassiné violent à travers les barreaux du soleil.
-
Récitant.
- dépecé éparpillé
- dans les terrains dans les halliers
- poème éventré
-
émigration de colombes brûlées arrosées d’eau vie…
-
Récitante.
-
Saint-Domingue saigne.
-
Récitant.
-
Haïti saigne.
-
Récitante.
-
Cul de sac de misères, de solitude, d’herbes puantes.
-
Toussaint.
- le caïman ! les torches ! les drapeaux !
- et l’Amazone debout d’hévéas
- et les lunes tombées comme des graines ailées dans l’humus tiède du ciel
- o main de l’étrangleur,
- mon âme nage en plein cœur du maelström
- là où germent d’étranges monogrammes :
- un phallus de noyé, un tibia, un sternum
- très haut défi
-
de l’œil fermenté des naufrages.
-
1re voix suterraine.
-
Toussaint Louverture.
-
2e voix souterraine.
-
Toussaint Louverture.
-
3e chuchotement.
-
Toussaint Louverture.
-
2e chuchotement.
-
Toussaint Louverture.
-
Toussaint Louverture.
- est-ce qu’ils croient m’avoir comme la laie et le marcassin ?
- m’extirper comme une racine sans suite ?
- vaincu,
- Afrique, Amérique, Europe j’ai de la frénésie cachée sous les feuilles,
- à ma suffisance ;
- je tiens à l’abri des cœurs à flanc de furie
- la clé des perturbations
- et tout à détruire.
- le soufre mon frère, le soufre mon sang
- répandra dans les cités les plus orgueilleuses
- ses effluves parfumées,
-
les charismes de sa grâce.
-
3e chuchotement.
-
Toussaint Louverture.
-
Toussaint.
- Inutile de me contredire
- je n’entends rien
- rien que les catastrophes qui montent à la relève des villes
- blocs d’injustice monstrueusement agencés
- villes radieuses
- je lâcherai sur vous ma meute de vengeance
- et j’en susciterai par milliers des nègres
- de toutes les couleurs mes nègres
- taillés dans du beurre frais
- taillés dans du roucou
- taillés ô joie en pleine blancheur
- et on ne les reconnaitra pas ceux là, poètes ou antéchrists,
- bourreaux fameux
- la plus noire des nuits est à venir
-
courage.
-
1re voix céleste.
-
Que l’on me bâtisse sur des montagnes de charniers durcis, une prison : je vois battre les narines des ombres glissantes et du mauvais temps.
-
2e voix céleste.
- Que l’on m’invente des tortures
-
je vois d’ennuis exploser les roses trémières des longs silences pacifiques.
-
Chœur (souterrain.)
- Voici ma main. Voici ma main.
- Ma main fraîche, ma main de jet d’eau de sang
- ma main de varech et d’iode
- ma main de lumière et de vengeance…
-
Toussaint Louverture. Toussaint Louverture.
-
Toussaint.
- Dieux d’en bas, dieux bons
- j’emporte dans ma gueule délabrée
- le bourdonnement d’une chair vivante,
- me voici…
(Passent des nègres « enfilés par le cou à une longue chaine de fer, comme les grains d’un chapelet, et portant tons des menottes aux bras ».)3
(Entrent les dieux noirs et rouges paissants sous la houlette de l’archevêque.)
-
1e dieu.
-
Quelle époque. Mes enfants vous avez fait là une belle boucherie.
(Il s’assied sur son trône.)
-
2e dieu.
-
Une époque étonnante mes frères : la morue terre-neuvienne se jette d’elle-même sur les lignes.
(Il s’assied sur son trône.)
-
3e dieu.
-
Je dis que c’est une époque étourdissante ou stupéfiante à votre gré.
(Il s’assied sur son trône.)
-
4e dieu.
-
Une époque phallique et fertile en miracles.
(Il rit idiotement et s’assied sur son trône. Les trois premiers dieux se touchent le front du doigt et désignent le quatrième dieu pour indiquer qu’il est fou.)
-
L’archevêque.
- Allons, j’aime les bêtes de beau pelage : ne tuez pas les chats.
- Ouha. Brrouha. Ou-ou-ah.
(Les dieux se touchent le front du doigt et désignent l’archevêque pour indiquer qu’il a perdu la raison.)
-
L’archevêque.
- Allons, j’entends la flute perlée des crapauds et le crécellement rugueux des
- grillons de la nuit. Ouah, brrouah.
(Les dieux se lèvent, le groupe sort lentement, chacun trainant derrière soi un hareng-saur attaché au bout d’un fil.)
-
Récitante.
-
Ô j’attends passionnément : je suis cernée…
-
Récitant.
-
Cerné d’yeux, de cauchemars.
-
Récitante.
-
Cernée d’enfants et d’yeux et de ruées de rires.
-
Récitant.
-
Cataractes voici les cataractes et le chant meurtrier clair des oiseaux.
(Une campagne désertique, aussi peu tropicale que possible. Des paysans. Entre le voyageur la tête recouverte d’un voile).
-
Le voyageur.
-
Bonjour bonnes gens, bonjour.
-
Les bonnes gens.
-
Hein ? C’est drôle ? Pourquoi bonjour ?
-
Le voyageur.
-
Ouf, je viens de loin.
-
Les bonnes gens.
-
De combien loin ?
-
Le voyageur.
-
De bien loin… Dites, j’ai jadis connu un homme qui s’appelait Toussaint, et le sobriquet avait curieusement allongé son nom d’une aigrette de mains hardies… Toussaint, Toussaint Louverture.
-
Les bonnes gens.
-
Hein, nous le conaissons pas.
-
Le voyageur.
-
Et pourtant c’est dans cette lande qu’enfant il joua, saharien, avec pour compagnon votre paysannerie joviale.
-
Les bonnes gens.
-
C’est drôle et bien possible nous le connaissons pas. Nous passons notre vie à planter des pierres.
-
Le voyageur.
-
Eh bien, salut planteurs de pierres, et moi je suis un planteur de paroles. Toussaint Louverture, c’était un homme… comment dirais-je ?
-
Les bonnes gens.
-
Un homme en morsures profondes.
-
Le voyageur.
-
Comment ? en morsures profondes ? Vous le connaissez ?
-
Les bonnes gens.
-
Nous le connaissons pas.
-
Le voyageur.
-
Oui toutefois… un homme étonnant… en morsures profondes… Il parcourut le pays à la vitesse rapide de l’éclair et de la liberté, imprimant sur le sol de cadavres détrempés, ses pas fertiles.
-
Les bonnes gens.
-
Excusez-nous, nous ne le connaissons pas.
-
Le voyageur.
-
Peuple singulier… et ils ne savent pas reconnaitre parmi les jonquilles une face de tempête.
(Le voyageur enlève son voile.)
-
Toussaint.
-
Me connaissez-vous maintenant ?
-
Les bons gens.
-
Non, nous ne vous connaissons pas.
(Toussaint les bat nerveusement.)
-
Toussaint.
-
Toussaint Louverture c’est moi, votre vengeance, votre liberté, votre colère, votre sang levé, votre machete, votre tête laineuse, votre paroxysme.
(Les bonnes gens se mettent à planter des pierres, puis brusquement s’arrêtent.)
-
Les bonnes gens.
-
Tu nous importunes étranger ; nous ne croyons à rien… nous plantons des pierres.
(Toussaint s’éloigne : les bonnes gens en riant lui lancent des pierres.)
-
Les bonnes gens.
-
Hein, c’est drôle : nous ne le connaissons pas.
(Toussaint s’avance seul dans la lande ; des hommes déterrent des pierres avec leurs ongles. Toussaint s’arrète.)
-
Toussaint.
-
Mes enfants je suis un roi qui ne possède rien, bonjour.
-
Les deterreurs de pierres.
-
Un roi ?
-
Toussaint.
-
… Qui ne possède rien.
-
Les deterreurs de pierres.
-
Pouvons nous vous aider ?
-
Toussaint.
-
Ravaudeurs du désert, baptisez moi.
(Toussaint s’incline face contre terre, les bras écartés. Un des hommes lui verse de la terre sur la tête et la nuque.)
-
Toussaint.
-
Terre farineuse, lait de ma mère chaud sur ma nuque, ruisseau riche, demi‐ténèbres, exige, dirige…
(Il approche l’oreille du sol.)
Oh, des pas ; des sabots de chevaux ; des rampements de larves grossis dans la vallée de mes oreilles. Confluences. Flaques. Langages. Mains sûres d’aveugle. Je suis atteint. Oh, Oh, je suis atteint.
(Il se redresse ; à ce moment la lune brille de tout son éclat haut dans le ciel. Toussaint s’enfonce dans la nuit. Il s’arrète, se retourne et crie de loin.)
-
Toussaint.
-
A la folle enchère, à mes frais, à mes risques et périls…
(Toussaint a disparu.)
- ACTE III
(En France. Une prison dans le Jura.)
-
Récitant.
-
Salut Toussaint.
-
Récitante.
-
Salut feuille morte.
-
Chœur.
-
Salut prince de l’exil.
-
Toussaint.
-
Ténèbres du cachot je vous salue.
-
1e spectre.
-
Les soirs dégringolent comme un enfant dans l’escalier.
-
2e spectre.
-
Je danserai autour de ma victime la danse du scalp.
-
Geôlier (s’adressant au public.)
- Regardez-le, caricatural à souhait, la mine déconfite et chafouine, la face blette, les mains frileuses, chef hypocrite d’un peuple de sauvages, triste conducteur d’une race de démons ; calculateur sournois égaré parmi des frénétiques.
- Mesdames et Messieurs, suivez-moi bien… En 1793 nous apprenions qu’au nom des droits de l’homme, nous apprenions dis-je que la plus vile de toutes les races allait s’asseoir côte à côte avec nous au banquet d’une risible fraternité.
- Ah, le résultat ne se fit guère attendre. Il y eut du comique. Il y eut du tragique. Il y eut de l’horrible. On vit des cannibales entrer gonflés d’orgueil dans les villes prises ; on en vit aux Te Deum. On en vit rédiger des constitutions. Voilà ce que l’on vit , bonnes gens qui m’écoutez. Et ce que l’on vit encore, la fumée dans le ciel de midi, le feu dans le ciel de minuit d’innombrables aurores boréales jetant au loin le reflet du crime et de l’absurdité.
- Hé bien, je dis qu’il est une justice suprème et c’est elle qui refait aujourd’hui du général Toussaint Louverture, le vieux Toussaint, l’esclave Toussaint, triste chose oubliée aux latrines de l’histoire, un nègre pouilleux, un nègre dégringolé…
-
Toussaint, Toussaint, la race du Cham ne secouera pas la malédiction des jours sanglotés.
-
Récitante.
-
Saint-Domingue… Saint-Domingue aux yeux d’antimoine, à la bouche de Kola fraîche. St Domingue la lourde, la dorée, aux biseaux de mangue et de femme mûre.
-
Toussaint.
-
Saint-Domingue salve de bouse coupée d’or. Mords moi, mords moi, j’entends tes chiens dans le tonnerre, j’entends ton amour dans mes veines. Mords moi. Bois mon sang.
-
Chœur.
-
Je ne sais pas ce qu’elles disent, mais ses paroles me font mal.
-
Toussaint.
-
Attaché comme une enseigne au haut bout de la France, je ne sanglotte pas… j’appelle.
-
Geôlier.
-
Nous avons miné l’écho : tes paroles brûleront comme des excréments.
-
Toussaint.
-
Marron, ton seul drapeau, le mien : de périls et de révolte sans remords.
-
Geôlier.
-
Tu te vantes de tes forfaits.
-
Toussaint.
-
J’ai acclimaté un arbre de soufre et de laves chez un peuple de vaincus.
-
Geôlier.
- Misérable.
-
Toussaint.
- La race de terre la race par terre s’est connu des pieds.
- Congo et Mississipi coulez de l’or
- coulez du sang
- la race de terre, la race de cendre marche
-
les pieds de la route explosent de chiques de salpêtre.
-
Geôlier.
-
Tu expieras prisonnier de la neige, de la solitude, du désespoir.
-
Toussaint.
- Tout comme moi, ton maitre saignera un jour :
- naufragé
- prisonnier de mon Afrique comme moi de son Europe.
- L’Afrique est désormais liée à son destin…
- L’Afrique a part avec lui
- Toussaint a part avec lui qu’il le veuille ou non.
- Je dis que l’Afrique ne le lâchera pas…
(à ce moment entre à l’autre bout de la scène le Messager.)
-
Toussaint.
- Ah. Voici le digne messager de cette race cupide.
- L’or et l’argent ont tissé leur teint pâle
- l’attente de la proie a busqué leur nez fauve
- l’éclat de l’acier niche en leurs yeux froids.
-
Ah. C’est une race sans velours.
-
Messager.
-
Toussaint.
-
Toussaint.
- Ô mes membres de mur bousillé
- vous n’éteindrez pas de fatigue ou de froid
- mon cri fumant
- mon cri intact d’animal pris au piège.
-
Messager.
-
Toussaint !
-
Toussaint.
- les minutes autour de moi processionnent
- comme une bande de loups efflanqués
- comme un troupeau de coups de fouet
- comme les nœuds d’une échelle de corde et de statuts
- sujet indocile victime parfaite
- défi rivé au front des mares
- je ne converse pas avec les dieux
- je ne guéris pas les possédés
- je ne sais pas le secret qui tua Antiochus Epiphane
- ni Erode le grand
- qu’attendez vous pour cracher sur moi
- l’épais crachat des siècles
- mûri
- en 306 ans
- trop tard, il est trop tard
- mes amis je n’y suis pour personne
- pour personne
- sauf pour l’inondation trop détrempée pour que les étoiles y éclatent
- sauf pour la boue aux yeux brulés au sexe brulé
- des filles courent dans mes yeux cahotés de luzernes
- en faisant sonner leurs sabots de rivières
- leurs voix d’arbres sans poussières
- leur long corsage de pain, de plaine
- et voici
- j’ai commandé pour mes funérailles
- un troupeau de buffles sauvages
- un cent d’eunuques des sacrifices des tumultes
- un vol de couteaux de jet de sagaies de cuivre rouge
- mon corps mon corps
- brancard je ne jetterai pas le blessé aux chiens de l’aubépine
- au cri du vin
- au roulis des ornières peuplés de veaux marins.
-
Messager.
-
Toussaint.
-
Toussaint.
-
Je me souviens des soirs : le crépuscule était un colibri bleu-vert jouissant dans l’hibiscus rouge.
-
Messager.
-
Toussaint.
-
Toussaint.
-
Le crépuscule hésitait frissonnant et fragile parmi les criquets rapiéçeurs de ferraille.
-
Messager.
-
Toussaint Louverture.
-
Toussaint.
- Qui m’appelle ? J’écoute. Je n’écoute pas.
- Il y a dans ma tête une riviere de boue d’ablettes de choses troubles et vertes d’oiseaux morts, de ventres jaunes,
- des miaulemants entrecroisés giclés très près du bâillon
- mes années convulsées peintes en feu
- des plaques tournantes de marécages, de cratères, de fillettes violées
-
il y a dans mes oreilles le peloton d’exécution dans les caponnières du matin.
-
Récitant.
-
Toussaint, une trompette guerrière a passé dans les airs : elle crachait de la poussière et de la fumée.
-
Récitante.
-
Les chauves-souris vampires volaient autour du cou lisse du soleil.
-
Récitant.
- Des singes gambadaient autour du Lion à face d’homme.
- Toussaint, Toussaint, c’est le jour de l’épreuve.
-
Toussaint.
- Je ne crains rien, je ne crains rien mes amis.
- Aujourd’hui est un jour de connivence. Il est des jours amers à mes lèvres et le mangot qui tombe, tombe lugubrement et les fleurs ressemblent à des ensevelis qui répondent de plus en plus faiblement, mais aujourd’hui je suis en paix et le filao que ne vois pas, me fait des signes et la mer me sourit de toutes ses fossettes et chaque mancenillier se double et se suicide de l’olivier propice.
-
Jour de l’épreuve, soyez le bienvenu.
-
Messager.
-
Toussaint Louverture.
-
Toussaint.
- Hé bien, te voilà digne messager de la race supérieure
-
Pleins de flair, ayant humé l’odeur du trésor proche, nos maitres t’ont ici délégué pour ouïr la révélation de nos petits secrets… C’est très bien… La civette n’accourt pas plus vite sur les pas de la gazelle.
-
Messager.
- Toussaint, je suis ravi de vous voir revenu à de meilleures dispositions. Le 1er consul m’envoie vous en féliciter et vous assurer que votre complètes soumission ne le laissera pas insensible.
-
En tout cas, permettez-moi de remarquer que vous ne vous sous-estimez pas: vous vous rachetez au prix d’un trésor.
-
Toussaint.
-
… Considérable… le trésor des anciens flibustiers grossi par ma prévoyance.
-
Messager.
-
Hé bien Toussaint.
-
Toussaint.
-
Ce trésor, vous ne l’aurez pas.
-
Messager.
- Comment ! vos promesses ? vos remords ? votre lettre ?
-
Toussaint.
-
Je dis que vous ne l’aurez pas.
-
Messager.
-
Nous l’aurons, car de lui dépend votre vie.
-
Toussaint.
-
Vous ne l’aurez pas : c’est l’or de la vengeance et de la Liberté.
-
Messager.
-
Insolent, tu braves le 1er Consul.
-
Toussaint.
-
Je ne le brave pas, je le hais.
-
Messager.
-
Assez.
-
Toussaint.
-
Je vous hais.
-
Messager.
-
Insolent(il le frappe.)
-
Toussaint.
-
Merci, ah merci… J’avais encore besoin de cette lâcheté là. Ah, comme votre lâcheté me fait du bien.
-
Messager.
-
Voyons Toussaint, vous avez perdu la bataille. Vous êtes vaincu : il n’y a pas de déshonneur à le reconnaitre.
-
Toussaint.
- Toussaint est vaincu ; l’esprit de Toussaint n’est pas vaincu.
- Il anime encore des milliers de volontés
- voyez-vous les mornes gonflés d’une menace d’hommes à la peau rude ?
-
La révolte… mes fils, ce sont mes fils.
-
Messager.
- Tes puériles imaginations me font sourire de pitié.
- Tes fils. vieillard naïf.
- et ton fils pense comme nous que tu serais impardonnable
- d’ajouter le vol au crime.
-
Toussaint.
- Le vol ? Moi, le vol, mon fils ?
- Tu mens chien ; hors de ma vue, hors d’ici te dis-je ou je t’étrangle.
- Dis-tu vrai ? Isaac est entre leurs mains.
-
Non traitre, bourreau… bourreau.
-
Le-nègre-à-lunettes (sententieux.)
- Je dis : ô que les querelles pourrissent longuement !
- Je ne suis pas de ceux qui crachent l’huile sur le feu
- Mais j’ai choisi de jeter l’eau sur la braise
- et je dis que je renifle ici un crime : le crime contre l’oubli, le crime contre le fils et je dis que le père n’a pas le droit de pendre le fil dans le fil rancunier de ses souvenirs cruels
- et je dis qu’il faut savoir oublier, que le tort des vaincus est d’être vaincus, mais que leur crime est de ne savoir pas oublier
- et je dis que, bénévole ministre des bienséances, je cravache de la mention « inopportun » l’indécence exposée des questions — qu’on-devrait-taire.
- « Inopportun », comprenez vous ?
-
Je dis : ô , je veux oublier longuement.
-
Toussaint (debout.)
-
… Et moi je veux crier
-
Le-nègre-à-lunettes (s’enfuyant.)
- Je dis : ô que les querelles pourrissent ! Au secours ! Au secours !
(Entrent des prêtres.)
-
1er prêtre (index tendu vers Toussaint.)
-
Ladre, je te défends, si tu vas par les chemins et si tu rencontres une personne qui te parle de te mettre au dessus du vent avant de répondre.
-
2e prêtre.
-
Ladre, je te défends d’aller dans les ruelles étroites, de peur que quelqu’un ne te rencontre.
-
3e prêtre.
-
Je te défends de manger et boire en compagnie.
-
4e prêtre.
-
Je te défends de sortir sans t’annoncer afin que l’on puisse s’éloigner.
-
Toussaint.
- Et moi je veux crier crier et on m’entendra jusqu’au bout du monde. (Il crie.)
-
Mon fils ! mon fils !
-
Le Récitant.
-
Le fils arrive.
-
La Récitante.
-
Le fils arrive…
-
Toussaint (extatique.)
- Trois enfants noirs jouent dans mon œil
- Sollicités de chiens
- et les galaxies ouvertes dans ma main foudroyent le paysage
- de plaintes
- de lèpres
- d’éléphantiasis
- de non-lieu de déni de justice de lynchages de morts lentes
- pikanninies
- pikanninies
- ô votre rire indompté
- rire de larves
- rire d’oeuf
- votre rire de paille dans leur acier
- votre rire de lézarde dans le mur
- votre rire d’hérésie dans leur dogme
- votre rire qui tatoue leurs monnaies sans qu’ils s’en doutent
- votre rire irrémédiable
- votre rire de vertige où s’abîmeront fascinées les villes
- votre rire de bombe en retard sur leurs pieds de maîtres
- toucan
- vent du désastre
- aspergé de liqueurs fortes
- pikanninies rongés de soleil
- pikanninies déchirés attention à la tache de soleil sur votre front
- attention à la tache maléfique du soleil
- au cancer du soleil qui rampe vers votre cœur
- jusqu’à ce que tombe
- rire de vos pieds nus
- le monde
-
grand vol fou de poule écrasée (il rit frénétiquement.)
-
Récitante.
-
Le fils arrive.
-
Récitant.
-
Le fils arrive.
-
Chœur.
-
Attention : le fils arrive.
-
Toussaint
-
C’est bien : je demande une torche et mon fils arrive.
-
Récitante.
-
Attention : le fils arrive.
-
Toussaint.
- Un trésor ! mais c’est moi qui leur réclame mon trésor volé !
- Londres ! Paris ! New York ! Amsterdam !
- Je les vois toutes réunies autour de moi comme des étoiles, comme des lunes triomphales
- et je veux avec mes mauvais yeux, mon haleine pourrie mes doigts d’aveugle dans la serrure
- supputer
- ah ! supputer sous leur calme et leur dignité et leur équilibre et leur mouvement
- et leur bruit et leur harmonie et leur mesure
- ce qu’il a fallu de ma nervosité
- de ma panique
- de mes cris d’éternel clochard et de dés de sueur de ma face suante pour faire cela, mon fils
- ô le fleuve de mes muscles fous
- ô le saut de mon sang
- ô le bégaiement de mon sang dans la forge viscérale Eh bien ! libéral trop longtemps, je dénonce le pacte absurdement respecté de père en fils.
- mon fils,
-
je serai celui-là qui aura commencé.
-
Le fils.
-
Mon père, aidez moi à vous aider.
-
Toussaint.
-
Je ne veux pas être aidé, je veux mourir ici.
-
Le fils.
-
Un mot, un seul mot de vous, mon père et votre sort en est changé.
-
Toussaint.
-
Ce mot, je ne le prononcerai pas.
-
Le fils.
- Je veux te rendre à la gloire, à la liberté, à ton île :
-
et le vesou ne sentait pas mauvais, non, dans le matin fruité.
-
Toussaint.
- Ah ! le scélérat n’avait pas menti… Et ils lancent le fils suborné aux trousses
- du père moribond.
- Mon fils, à toi mes trésors, à toi mes bandes
-
Haïti t’attend, Venge moi.
-
Fils.
- Saint-Domingue attend la paix,
- l’oubli,
- les convalescences
-
Saint-Domingue attend de dormir.
-
Toussaint.
- Hélas.
- comme un papayer tendre
- sa tête est encore chauve de fruits
- mais le voici élu par toutes les flèches du carbet
-
son lait s’écoule par mille blessures son cœur d’arbre n’a plus la force d’envoyer aux extrémités le sang ferme qui le défendait contre l’aridité du sable.
-
Fils.
- Je ne suis pas un lâche. Je ne suis pas un traitre.
-
Ce que je suis, je ne l’ai point choisi : fixé équitablement entre deux continent, je suis un être de médiation.
-
Toussaint.
- Je me souviens d’un jour de novembre ; tu n’avais pas 6 mois et le maitre est entré dans la case fuligineuse comme une lune rousse, et il tatait tes petits membres musclés, c’était un très bon maitre
- il promena d’une caresse ses doigts gros sur ton petit visage plein de fossettes, ses yeux bleus riaient et sa bouche te taquinait de choses sucrées, ce sera une bonne pièce, dit-il, une bonne pièce comme son père, dit-il en me regardant et la mère disait que le maitre était très bon, trop bon disait-elle, je m’en souviens bien et il disait d’autres choses aimables le maitre, qu’il fallait y penser très tôt, que ce n’était pas trop de 20 ans pour faire un bon commandeur, œil vif et le bras ferme
- — et cet homme spéculait sur le berceau de mon fils — un berceau de garde-chiourme —
-
et je ne dis rien, mais une colère me saisissait et une envie d’étrangler cet homme, et une résolution était prises dans mon cœur…
-
Fils.
-
Père.
-
Toussaint.
- Tué… je l’ai tué… de mes propres mains.
- C’était une nuit de novembre.
- Nous rampâmes parmi les cannes à sucre
- Les coutelas riaient aux étoiles, mais on se moquait des étoiles.
- Les cannes à sucre nous balafraient le visage de ruisseaux de lames vertes
- Nous rampâmes coutelas au poing
- Et subitement des clameurs déchirèrent le silence.
- Nous avions bondi, nous les esclaves, nous le fumier, nous les bêtes aux sabots de patience. Nous courions comme des forcenés. Les coups de feu éclatèrent… Nous frappions… La sueur et le sang nous faisaient une fraîcheur.
- Nous frappions parmi les cris et les cris devinrent plus stridents et une grande flamme s’éleva vers l’est : c’étaient les communs qui brulaient et la flamme tremblota douce sur nos joues.
- Alors ce fut l’assaut donné à la maison du maitre.
- On tirait des fenètres.
- Nous forçâmes les portes.
- La chambre du maitre était grande ouverte. La chambre du maitre était brillamment éclairée, et le maitre était là très calme… et les nôtres s’arrétèrent… C’était le maitre… J’entrai. C’est toi, Toussaint, me dit-il, très calme… C’était moi, c’était bien moi, lui disais-je, le bon Toussaint, le fidèle Toussaint, son esclave Toussaint, Toussaint Toussaint Louverture et soudain ses yeux furent deux ravets apeurés les jours de pluie… je frappai, le sang gicla ; c’est de ce seul baptème que je me souviens aujourd’hui.
-
Le fils.
- Je suis libre
- et je veux oublier comment
- et le ravin
-
et la broussaille…
-
Toussaint.
-
Ingrat.
-
Le fils.
- Ingrat, non : libre,
-
libre de toute haine, libre de tout remords.
-
Toussaint.
-
Non pas libre. Vide. La liberté est une plénitude.
-
Fils.
- Peut-être alors, mon père, pourrais-je m’en plaindre à mon tour
- Lorsque la République t’offrit de m’élever en Europe, les cloches de ton cœur sonnèrent à toute volée.
- Mais pour moi, les cris d’exil de la mouette, et le grand rapt salé et la brume sans soleil, l’exil mon père.
- Et la pluie de cendres violettes sur ce Paris étranger.
- Et le froid incisif jusqu’au sang.
-
Et puis le temps passa. Une paix se fit en moi, quelque chose comme un délaçage de fibres nouées et le paysage fut doux, maternel comme reflété des eaux, et il avait une mesure, une décence, une retenue en même temps qu’un abandon, le paysage, une amitié enfin… mon sang ne jurait plus, c’était quelque chose de défait et de fleuri.
-
Toussaint.
- et moi, le paysage m’empoisonne des aconits de son alphabet. Moi aussi je sais lire et le nuage a la tête du vieux nègre que j’ai vu rouer vif sur une place du Cap, il avait giflé un blanc, j’avais 10 ans, le ciel bas est un étouffoir, le vent houle des fardeaux et des sanglots de peau suante, le vent se contamine de fouets et de futailles et les pendus peuplent le ciel d’acéras et il y a des dogues le poil sanglant et des oreilles… des oreilles… des barques
-
faites d’oreilles coupées qui glissent sur le couchant. Va-t-en, fils, je suis seul et la mer est une manille à mon pied de forçat.
-
Fils.
-
Grâce, je demande grâce.
-
Toussaint.
- Qui a dit pitié ?
- qui essaie par ce mot incongru d’effacer le tableau noir et feu ? Qui demande
- grâce ?
- Est-ce que je demande grâce à mes yeux irrités ?
- est-ce que je ne subis pas mes visions irréparables ?
- et je n’ai pas besoin de harpon. Et je n’ai pas besoin de merlin.
- Pas de pardon.
- J’ai remonté avec mon cœur l’antique silex, le vieil amadou déposé par l’Afrique au fond de moi-même.
- Je te hais. Je vous hais.
- Et ma haine ne mourra pas.
- Aussi longtemps que le soleil obèse chevauchera la vieille rosse de la Terre…
- Et maintenant le passé se feuille vivant
- le passé se haillonne comme une feuille de bananier.
- Isaac, Isaac
- le cataclysme à la tête de scalp, à la cervelle de rouages de larves et de montres
- au hasard des fables,
- au hasard des victimes expiatoires
- attend
- les yeux chavirés de palabres magnétiques.
- Isaac, Isaac
- vénéneuses mes paupières s’entrouvent au cœur de cocotiers…
- fortement attirantes la parade des buissons vivants ;
- ô végétaux enfants trébuchant sur les pavés inégaux des perturbations
- Liberté, liberté,
- j’oserai soutenir seul la lumière de ta tête bléssée.
(À ce moment, vision : dans une campagne tropicale, s’agite et se convulse la silhouette innénarrable du Grand Prohibiteur. Le « héraut », « sa bouche,» est couché sous un arbre. Il ronfle.)
-
Le Grand Prohibiteur.
- Allons. Allons ; réveille toi être grossier , stupide et somnolent que la destinée mauvais m’impose comme bouche.
- Ma bouche
- ô ma bouche tardigrade
- ma honte
- j’ai un flot de paroles d’ordres, de contre-ordres qui se pressent et attendent dans le recès de ma salive
- allons, vite, vite, l’animal ronfle
- mais peut-être ne savez vous qui je suis : veto, veto, ce n’est pas un aboi
- non, c’est veto, veto
- ça ne vous dit rien, je vois que ça ne vous dit rien. Et pourtant à ce cri, les bouches s’arrêtent de parler, les jambes rentrent leur humeur vagabonde, le monde se balafre de bornes, se hérisse d’obstacles, veto, veto
- Je suis le compresseur, le represseur, le régisseur
- je suis le grand prohibiteur
- je m’explique
- eh bien, il avait été constaté en haut lieu qu’il se faisait depuis quelque temps une consommation effroyable absurde, imprévue, insensée de dons, largesses libéralités, indulgences et permissions, toute chose dérangeant incontestablement l’économie fragile, ô fragile, fragile de l’univers borné
- borné
- et c’est alors que je fus suscité. Prohibiteur le grand Prohibiteur
- je suis le grand prohibiteur, saisissez vous ?
- Celui qui regne, qui restreint, qui retient et contraint
- l’ordre négatif, la défense personnifiée, la menotte éloquente, le verrou de prison ambulant, le baillon à la langue bien pendue, le moins qui est le contraire du plus, l’arrêt qui est le contraire vrai du mouvement, non la sta-
- tion, non la station, le retrait qui est le contraire du progrès, l’être le plus existant, celui qui se pose en s’opposant, l’être le plus nécessaire, le contraire de l’expansion de la propension de la contagion, croc-en jambe, croc-en jambe
- celui qui à un certain moment rend caduc caduc, caduc
- (il jappe) veto, veto ;
- Mais je m’aperçois que mon serviteur enfin réveillé profite de mes explications bénévolentes, de mes philantropiques exclamations pour bâiller aux corneilles.
- Allons héraut. Ma bouche, ma bouche. Héraut. Héraut.
-
Allons héráut fais ton office.
-
Le héraut.
-
Mais c’est que je ne vois personne. Rien que des arbres et de la savane.
-
Le Grand Prohibiteur.
-
Imbécile, Eh bien crie la loi aux arbres, à la savane.
-
Le héraut (incrédule.)
-
Aux arbres ? à la savane ?
-
Le Grand Prohibiteur.
-
Je dis : aux arbres à la savane, à la pluie au soleil… Comme si sur ce continent d’Indiens fuyards, ça n’avait pas été d’abord dans les oreilles stables de l’arbre et de la savane que s’étaient gravés les accents de la loi.
-
Le héraut (émerveillé.)
-
Vraiment ! aux arbres ! à la savane ! des lois !!
-
Le Grand Prohibiteur
-
Ignorant qui connait le nom de Don Christobal Colon amiral de l’océan et ignore celui de Rodrigo de Escovedo notaire royal.4 Apprends donc mon ami, que les caravelles qui abordaient ici n’étaient pas seulement enceintes d’armes, de vivres, de chevaux, de cavaliers… Elles avaient et surtout la panse rebondie de lois sonores et répressives.
-
Le héraut.
- De lois, la panse pleine de lois !
-
Le héraut.
-
De lois, la panse pleine de lois ; de lois répressives.
-
Le Grand Prohibiteur.
-
Et puis que j’ai commencé à t’instruire, je ne veux pas te laisser ignorer le nom de mon genial précurseur ici, à Hispaniola. Il s’appelait Alonzo Hojeda. Retiens bien ce nom don Alonzo de Hojeda, de même que l’histoire a retenu comme symbole le geste d’Hojeda offrant au cacique Caonabo ce qu’il y a au monde de plus précieux. Et il offrit à Caonabo émerveillé devinez quoi ? un turey, un turey sacré, c’est à dire une jolie paire de menottes. Hi-hi, tu as compris allons, héraut, allons.
-
Le héraut (d’une voix forte.)
-
(Après une sonnerie de trompette) au vent, a la pluie, au soleil, aux arbres du nouveau Monde, salut (sonnerie de trompette.)
-
Le Grand Prohibiteur (jappant.)
-
Veto, veto, veto.
(la vision disparait.)
-
Le chœur
- Hélas, hélas, je crie hélas
- Le négrier,
- le licol
- la tringle de fer
- la cale puante
- le mal de mer
- les saucisses bien liées de morts et de vivants
- et la révolte un beau soir miteux
- et les manilles et les menottes
- et le rotin et la noyade
-
hélas, hélas vers le matin blanchiment d’îles de continents d’église et de málédiction.
-
Le récitant
-
Un gouffre. Ma vue ne saurait le mesurer.
- La récitante.
-
Récitante.
-
Un gouffre de sanglots un ouragan de rauquements, de vociférations, une forêt d’erreurs, d’interdictions, de rites, de maladresses de mensonges, d’exaspération pas de fruits, pas de fruits, harpies, harpies, buissons d’âmes séchées.
-
Récitant.
- Un désert de béton, de camphre, d’acier, de charpies, de marais desinfectés
- un lieu lourd miné d’yeux de flammes et de champignon, une perversion d’acier de viol, de tortures, de spasmes, d’effondrements, d’égorgements, un lévrier fou,
-
un tonnerre bas, un crachat frénétique dans le soleil chimique, un océan aux détresse de goulet étroit de catéchisme d’éternuement.
-
Récitante.
-
Des torrents dégorgeant d’innombrables cadavres de dogues, de cauchemars, de lémures tourmentés.
-
Toussaint.
- …toutes les violences du monde mort
- frappé de verges exposé aux bêtes
- trainé en chemise la corde au cou
- arrosé de pétrole
- et j’ai attendu en san-benito l’heure de l’auto-da-fé
- et j’ai bu de l’urine, piétiné, trahi, vendu
- et j’ai mangé des excréments
- et j’ai acquis la force de parler
- plus haut que les fleuves
- plus fort que les désastres
(à ce moment vision du soleil qui se couche, saignant.)
-
Le chœur.
-
Oh oh le soleil se couche.
-
Toussaint.
- Arrière.
- arrétez bourreaux
- ah vous me clignez de l’œil
- vous me demandez ma complicité
- au secours ! au secours ! au meurtre !
- ils ont tué le soleil ! il n’y a plus de soleil ! il ne reste plus que les taureaux de Basan une torche est attaché à leur queue furibonde… Les taureaux piétinent la savane sans meubles
- Il y a aussi les cavaliers.
- Ils ont suspendu le soleil comme un bouclier à la porte du ciel
- assassins ! assassins !
- mais ils s’éloignent et je ne puis pas les suivre
- ils poursuivent le pauvre homme ! ils lui donnent la chasse à grands cris
- et abois de chiens
- leurs chevaux sont vite
- ils entourent le pauvre homme de longs cercles fatals
- ils resserrent le nœud de leur cercle autour du cou pelé
- ça y est… ils ont reniflé la viande du négre
- ils s’arrétent
- ils rient
- ils se lissent le moustache
- ils sifflent les chiens penauds
- les chiens accourent, la langue pendante
- Ha ! deux yeux dans crime roulent dans la nuit
- deux yeux roulent de la nuit, de la peur des malédictions de la résignation
- de la fierté
- de la haine
- aïe ! ils sifflent, les autres sifflent
- ils ont lancé les chiens
- taïaut ! taïaut ! ils poussent des cris terribles
- à pleine dent de molosse de molosse de molosse
- les torches sont allumées sous les voûtes de la forêt. C’est fini, tout est fini.
- Inutile de réclamer ; l’action de la justice est éteinte.
- voyez, ils l’ont déchiré en lambeaux. En lambeaux comme un cochon sauvage.
- Comme un agouti. Comme une mangouste.
- Qui a fait cela ? Vous me demandez qui a fait cela !
- Non, non ce n’est pas moi
- je suis innocent
- Qui ?
- Eux
- eux les chiens
- eux les hommes aux sourires saignants, aux yeux d’acier
- Mais vous savez je vous dis que l’action de la Justice est eteinte. Eteint, mais le tison de leurs yeux ne s’éteint jamais.
-
assassins ! assassins ! assassins !
-
Geôlier.
-
Silence !
-
Toussaint.
-
Allons ! bonnes gens… c’est vrai que je vous importune… et vous voudriez m’empécher de parler… Faites moi peur, faites moi bien peur, je suis très lâche vous savez : j’ai tremblé de toutes les peurs depuis la peur première…
-
Geôlier.
-
Le gredin !
-
Toussaint.
-
Faites moi peur, faites moi très peur je vous dis. Et vous savez les bons moyens : serrez moi le front avec une corde, pendez moi par les aisselles, chauffez moi les pieds avec une pelle rougie.
-
Geôlier.
-
Tais toi nom de Dieu !
-
Toussaint.
-
Percez moi la bouche d’un cadenas rougi au feu.
-
Geôlier.
-
Il me tente !
-
Toussaint.
- Marquez moi à l’épaule d’une fleur de lys, d’un verrou de prison, ou de vos initiales tout simplement Jean ou Pierre ou Jeanne ou Louise ou Geneviève… c’est ça … ou d’un drapeau… ou d’un petit canon… ou d’une croix… ou d’un trèfle.
-
Geôlier.
-
Tous les diables de l’enfer tisonnent dans sa couenne noire
-
Toussaint.
-
… ou bien de vos chiffres entrelaçés, ou bien d’une formule latine.
-
Geôlier.
-
Assez !
-
Toussaint.
-
Ils font les scrupuleux. Ne vous génez pas je vous assure : j’étais absent au baptème du Christ.
-
Geôlier.
-
Ça se voit à l’œil nu.
-
Toussaint.
- Et je m’accuse d’avoir ri de Noé, mon père nu, mon père ivre.
- Et je m’accuse de m’être vautré d’amour dans la nuit opaque, dans la nuit lourde.
-
Geôlière.
-
Ligote le.
-
Geôlier.
-
On y va ma femme, on y va (il ligote Toussaint.)
-
Geôlière.
-
Misérable voleur.
-
Toussaint.
-
Que me voulez vous, méprisables créatures ?
-
Geôlier.
-
… Ce trésor… où l’as tu caché ce trésor… le fruit de tes rapines ?
-
Geôlière.
-
Voleur ! Voleur ! … Nous sommes renseignés…
-
Toussaint.
-
Quelle est cette femme qui m’insulte ?
-
Geôlier.
-
A toi de répondre, gredin noir… il n’est plus temps de biaiser.
-
Geôlière.
-
Frappe le, frappe-le… ça fera du bien à sa vilaine peau…
-
Toussaint.
- Qui es-tu femme ?
-
J’en ai connu des femmes ; des seins surpris au pâturage, des éléphants enfants allant à la messe.
-
Geôlière.
-
Aïe ! Le goujat ! il m’insulte le salaud, il m’insulte tu entends ?
-
Geôlier.
-
Insolent, dégoutant, singe libidineux ! (il le frappe. La femme le frappe également).
-
Toussaint.
- Le roi Toussaint… Répétez : “le roi Toussaint.” Le roi Toussaint vainquit les Anglais. Le roi Toussaint terrassa les Espagnols…
-
Geôlier.
-
Dis-donc, mais il se fout de nous, le moricaud… Bien sûr qu’il fait le fou… Plus fort… encore plus fort (il frappe Toussaint).
-
Toussaint.
-
Frappe… frappe commandeur… frappe jusqu’au sang… il est né du sillon une race sans gémissement… frappe et lasse toi.
-
Geôlière.
- Bûche ! Quelle bûche ! C’est une bûche te dis-je… une drôle de race, ces nègres… Crois-tu que nos coups lui fassent mal… en tout cas, ça ne marque pas.
-
… (elle frappe.) Oh ! Oh ! Son sang coule !
-
Geôlier (riant.)
-
C’est bien connu : battre un nègre c’est le nourrir…
-
Toussaint.
-
Isaac, Isaac, pourquoi rester sous la pluie… J’avais un fils… j’avais réussi à le préserver des morsures de cette race de scorpions… Isaac, Isaac !
-
Geôlier.
-
Ah ! il déraille sérieusement… C’est à mourir de rire… Dis, c’est marrant le sang rouge sur la peau noire. (Ils délient Toussaint.)
-
Toussaint (sursautant.)
- des mains coupées… de la cervelle giclante… de la charogne molle… Isaac,
- Isaac… pourquoi rester sous la pluie des scorpions venimeux ?
- les tamanoirs égarés dans les époques lapent au pavé des villes des fourmis d’aigue-marine. Les sarigues cherchent entre le joint des équinoxes un arbre roux, un arbre d’argent… une volonté se convulse dans le mastic bourbeux des fatalités et le cache-cache des vers luisants. Isaac ! Isaac !
(Il s’écroule en gémissant.)
-
La récitante.
-
Quelle nuit ! quelle neige ! C’est comme si la neige et la nuit s’étaient furieusement battues : de grosses masses d’ombre s’écroulent avec tout le panneau du ciel et la cavalerie des flocons se précipite au vol fouetté de ses cent mille burnous.
-
Le récitant.
-
La neige ! il neige ! première nuit de neige ! la neige première creuse la nuit de ses doigts précieux, creuse la mort de ses doigts de vengeance, creuse le bol des nuits de son lait de prière.
-
Le chœur.
-
Amen ! la neige mord ; la neige mord de ses crocs brûlants une nuit solennelle.
(A ce moment vision d’une route illimitée blanche : une lanterne cahote ; une forme se précise peu à peu. C’est la Sainte Vierge. Elle s’avance, s’arrête et se penche sur Toussaint qu’elle contemple longuement).
-
Toussaint.
- Hum ! qu’y a t-il ? Qui me réveille ?
-
Qui vient me troubler sur le seuil du repos ?
-
La sainte vierge.
-
… Mon fils
-
Le chœur (chuchotant.)
- C’est la Sainte Vierge ! C’est la Sainte Vierge !
(le vent apporte du lointain des bribes de spiritual.)
-
La sainte Vierge.
-
… Toi aussi tu es mon fils !
-
Toussaint.
-
Et moi aussi je suis ton fils… regarde… regarde donc… fille de la neige, regarde ce bloc de nuit sculptée, mon visage !
-
La sainte vierge.
-
Mon fils, mon fils.
-
Toussaint.
-
Je ne suis pas ton fils, mais le fils de la Terre, mais le frère du Soleil, mais le frère de la Nuit avec ses millions d’étoiles, je ne suis pas ton fils… j’ai peur… ma gorge me brûle. Mère ! Mère !
-
La sainte Vierge.
-
Ta souffrance mon enfant, m’était indispensable…
-
Toussaint.
- Ah ! il te fallait un fils nu, un fils trahi et vendu, un fils arrosé de crachats… et tu m’as choisi… Merci ! Ainsi donc il te fallait de la sueur d’homme, du sang d’homme, des gémissements d’homme… des désespoirs d’homme et tu nous as requis ! Merci…
- Et quand nous étions las, rompus, fourbus, brisés, nous n’avions pour julep et baume que le ricanement du fouet, l’aboi du fouet et la morsure sauvage et la coulure acide dans nos chairs animales de l’humiliation. Merci, ma mère. Et il fallait aussi — n’est ce pas ? — à ceux qui t’ont envoyée, il leur fallait mieux que ma défaite, mieux que ma poitrine qui se rompt, mieux que mon sang qui se décompose, il leur fallait mon acceptation… il leur fallait mon oui et alors ils t’ont envoyée… Va t’en marâtre… va t’en car je t’exècre… va t’en les mains vides… ou plutôt prends ce sac de paroles… les paroles de Toussaint, les dernières peut-être, les dernières… sans doute et porte les à ton engeance fienteuse.
- O hommes blancs, mes frères
- nos spectres tordus viendront hanter vos banquets
- nous dresserons obscènes et nuls au milieu de vos réjouissances nos faces de scandale,
- nos cris troubleront vos victoires
- et les soirs de défaite vous nous verrez debouts à vos carrefours, noirs, terribles, muets… et vous aurez honte… et vous aurez peur…
(La vision disparait peu à peu.)
-
Toussaint (hagard)
- … Une rumeur de chaine de carcans monte de la mer… un gargouillement de noyés de la panse verte de la mer… un claquement de feu, un claquement de fouet, des cris d’assassinés…
- … la mer brûle
- ou c’est l’étoupe de mon sang qui brûle…
- Oh, le cri… toujours ce cri fusant des mornes… et le rut du feu et du tambour et vainement se gonfle le vent de l’odeur tendre du ravin moisi d’ar-
- bres à pain, de sucreries, de bagasse harcelée de moucherons…
- Terre ma mère j’ai compris votre langage de cape et d’épée
- mes frères les marrons le mors au dent
- mes frères les pieds hors clôture et dans le torrent
- ma sœur l’étoile filante, mon frère le verre pilé
- mon frère le baiser de sang de la tête coupée au plat d’argent
- et ma sœur l’épizootie et ma sœur l’épilepsie
- mon ami le milan,
- mon ami l’incendie
- chaque goutte de sang explose dans la tubulure de mes veines
- et mon frère le volcan aux panses de pistolet
- et mon frère le précipice sans rampe de balisiers
- et ma mère la folie aux herbes de fumée et d’hérésie
- aux pieds de Croisade et de bâton
- aux mains d’hivernage et de jamais
- et de jujubier et de perturbation et de soleil bayonnetté.
(Toussaint se met à marcher, à ramper, à courir dans d’imaginaires broussailles, des guerriers nus bondissent, un tam-tam bat lointainement.)
-
La récitante.
-
Ô la danse des étoiles sans nom… les savanes s’animent… les pluies fument… des arbres inconnus tombent palmés de foudre.
-
Le récitant.
-
Qu’est ce qu’elle dit ? Qu’est-ce qu’elle dit ?
(À ce moment Toussaint se redresse.)
-
Toussaint.
-
les chenilles rampent vers l’auberge des bonnets de coton… La cuve de la Terre s’est éteinte… c’est bon… Mais le ciel mange du bétel… ha ha ! le ciel suce des poignards… Roi de Malaisie et de la fièvre pleine d’insectes mâche bien ton kriss et ton bétel… Isaac, Isaac, une balle pourrit entre tes sourires blancs… Aïe ! je marche dans des piquants d’étoiles. Je marche… j’assume… j’embrasse…
(Toussaint s’affaisse, les bras étendus, poitrine contre terre.)
-
Le récitant.
-
Mort, il est mort !
-
La récitante.
-
Mort dans un taillis de clérodendres parfumés.
-
Le récitant.
-
Mort en pleine poussée de sisal.
-
La récitante.
-
Mort en pleine pulpe de calebassier.
-
Le récitant.
-
Mort en plein vol de torches, en pleine fécondation de vanilliers…
-
Le chœur.
-
Saint-Domingue, Saint-Domingue.
-
Le récitant.
-
Saint-Domingue les secrets enfermés sous un tour de gorge montent dans le clocher du sang. Les femmes possédées dressent leurs mains savonneuses aux 4 coins du marais au cœur rouge ; les soifs nouvelles s’écoulent, lunes cassées à même la miche d’eau, une pierre au front.
-
La récitante.
-
Kohol sans langueur l’atmosphère blasée de porte vide tient du miracle un ricanement de roucou précieux. Une boussole meurt de convulsion dans une lande, jatte de lait à la fin du monde.
-
Le récitant.
- Dans la forêt les meurtrières coulent avec des rires de fontaine et les
- fleuves sans signaux trament l’aventure charnue des voyages virulents
- sang nomade en coquetterie de morts et de genèses
- gaspille du fond des pierres trouées et de la nuit des âges
-
le rire mortel des momies caverneuses
-
Le chœur.
- Saint-Domingue ! Saint-Domingue !
(La scène a brusquement changé. Nous sommes à Saint-Domingue devant les murs du Cap assiégé par l’armée noire de Dessalines… des coups de canon… des fumées… des pans de murs écroulés… Général noir à cheval entouré d’un nombreux état major… des troupes en armes prêtes à s’ébranler.)
(Sur le rempart apparait une tête. L’homme se dresse, c’est le « négrophobe. »)
-
Le négrophobe.
-
Bande de salauds ! Mort aux voleurs ! (Des animaux qui n’ont pas d’âme à sauver et à qui le fouet prête de temps en temps un semblant de conscience.) Voleurs ! Voleurs ! Les armes à la main, je revendique mon bien, mon troupeau, ma possession légitime, mes esclaves !
(Bruit de mousqueterie ; les nègres ont tiré ; le négrophobe tombe, il est aussitôt remplacé par le « le négrophile ».)
-
Le négrophile (haraguant le vide.)
-
Ha ! mes amis, mes chers amis ! Et l’Evangile a dit que celui qui hait son frère vivra dans l’obscurité. O mes amis qui vivez dans l’obscurité, dans l’obscurité de votre peau, dans l’obscurité de vos cœurs, je veux faire descendre, lait, un rayon de lumière… d’amour. Et je ne cesserai de vous appeler « mes amis » mes amis, mes frères.
-
L’écho
-
… mes frères, mes frères…
-
Le négrophile (préchant dans le désert).
-
Mes amis, ô mes amis : je vous accorde que l’esclavage est une grande inicuité, mais par l’esclavage vous avez souffert. Et la souffrance vous a grandis. Et la souffrance vous a fait hommes. Cela mes amis, mes frères, ne l’oubliez pas.
-
L’écho
-
N’oubliez pas, n’oubliez pas.
-
Le négrophile (donnant des coups d’épée dans l’eau.)
-
Paix, paix, amour, amour.
-
L’écho
-
Amour, amour
-
Le négrophile (désespéré.)
- Ô peuple égaré,
- ô insensés
- lâchez vos armes homicides
- le meilleur est en vous et non hors de vous
- lâchez ces armes,
- et à force de patience et de soumission
- vous désarmerez, je le jure,
-
l’arrogance de vos maitres.
-
L’écho
-
Vos maitres, vos maitres.
- Le négrophile
(Bruit de mousqueterie.)
- Mes frères, mes frères !
(Le négrophile tombe.)
-
Récitante
- Je bâtirai de ciel, d’oiseaux, de perroquets, de cloches, de foulards, de tambour, de fumées légères, de tendresses furieuses, de ton de cuivre, de nacre, de dimanches, de bastringues, de mot d’enfants, de mots d’amour, d’amour, de mitaines
- d’enfant
- un monde notre monde
- mon monde aux épaules rondes
- de vent, de soleil, de lune, de pluie, de pleine lune
- un monde de petites cuillers
- de velours
- d’étoffes d’or
- de pitons, de vallées, de pétales de cris de faon effarouché
- un jour
- autrefois
- les sœurs égales se donneront la main dans les chambres de torture
-
le monde penchera tout doucement pour mourir sa tête biscornue
- les jours bien rangés comme un orphelinat allant à la messe
- les jours avec leurs airs d’assassin polis
- se détrousseront de lait, d’herbes, d’heures
- avec leurs mines de cerisiers sauvages
- avec leurs politesses de galère sur la route des cygnes
- avec leurs airs de chateau connu
- mais aux salles aussi belles que le mensonge qui n’est pas autre chose que
- l’amour du voyage
- est-ce que je n’ai pas des mains ?
- de la pierre et de la nuit tombée ?
- un jour-autrefois trève de Dieu sans dieu
- des ports inconnus toujours — des soleils inconnus
- des mains aux créneaux
- des mains vivantes aux meurtrières
- le pont-levis s’abaisse sur l’irrémédiable
- et le bondissement des paroles magiques qui calment la forêt
- insurgé, insurgé
- araignée des jours précieux
-
je n’avalerai pas ma salive.
-
Récitant.
- à l’heure rouge des requins
- à l’heure rouge des étrivières
- à l’heure rouge des noyades
- à l’heure rouge des nostalgies
- à l’heure dénouée rouge
- à l’heure rouge des cohues
- épaules de l’eau bouillante nos fesses scarifiées se mirent à crier vengeance ;
- à l’heure rouge des miracles
- liberté belle de nuit éclose au caillebotis et fumier de jambes coupées
- les chenilles rugissaient sur le pont
- et nos jambes criaient victoire
- et les douves brisées répondaient vengeance
- par ses ardillons d’étoiles
- par ses prunelles d’étoiles ses mammes d’étoiles
- ses cerises d’étoiles qu’elle nous lançait à pleines vannes
- et la mort n’était pas hargneuse
- mais douce
- aux mains de seins de palissandre et de jeune fille nubile
- aux mains de champs de charpie et de fonio
- douce
- nous étions là
- et une virginité saignait cette nuit là
- timonnier de la nuit peuplée de soleils et d’arc-en ciel
- timonnier de la mer et de mort
- liberté ô ma grande bringue les jambes poisseuses du sang neuf
- ton cri d’oiseau surpris et de fascine
- et de chabine au fond des eaux
- et d’aubier et d’épreuve et de letchi triomphant
- et de sacrilège
- rampe, rampe
- ma grande fille peuplée de cheveux et de fouillages
- et de hasard et de connaissance
- et d’héritages et de sources
- sur la pointe de tes amours, sur la pointe de tes retards
- sur la pointe de tes cantiques
- de tes lampes
- sur tes pointes d’insectes et de racines
- rampe grand frai ivre de dogues de matins et de marcassins
- de bothrops lancéolés et d’incendies
- à la déroute de l’exemple scrofuleux des cataplasmes.
-
Général négre.
-
En avant Morne Rouge (charge de fantassins.)
-
Général négre.
-
En avant charnier ardent (nouvelle charge de fantassins.)
-
Général négre
-
En avant Capoix-la-Mort ! (charge de cavalerie.)
(Des cris au loin : Victoire, victoire…)
-
Général négre
-
C’est bien.
-
Le récitant.
-
Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que c’est… Parlez… Je n’y suis plus.
-
Le chœur (allègre.)
-
La grande Révolution de Saint-Domingue continue…
-
La récitante.
-
Quel est cet homme ? un nuage de sang auréole sa tête sauvage.
-
Demi chœur (allègre.)
- Dessalines… Dessalines le boucher, Dessalines le vengeur.
-
Toussaint Toussaint Louverture !
-
Une voix dans les airs.
- Laboure-moi, laboure-moi, cri armé de mon peuple ;
-
laboure phacochère et piétine, piétine moi jusqu’à la brisure de mon cœur , jusqu’à l’éclatement de mes veines, jusqu’au flamboiement de mes os dans le minuit de ma chair.
-
Récitante.
-
Tour des veilles, écroulez vous.
-
Récitant.
-
Tour des voyance effondrez vous plus bas que la parole
-
Récitant.
-
Plantes parasites, plantes venéneuses, plantes brûlantes, plantes cannibales, plantes incendiaires, vraies plantes, lianes-feu, lianes-sang, filez vos courbes imprévues à grosses gouttes.
-
Récitante.
- Lumière décomposée en chaque splendeur avare
- cargaison de poissons d’or, fruits fourbus
-
fleuve à mes lèvres foudroyées
-
Récitant.
- Orgie ! orgie ! eau divine ! astres de chair luxueuse, vertige
- îles anneaux frais aux oreilles de sirènes plongées
-
îles pièces tombées de la bourse aux étoiles
-
Le chœur.
- Grouillement de larves, talismans sans valeur
- îles
- terres silencieuses
-
îles tronquées.
-
Récitant.
-
Je viens à vous.
-
Récitante.
- Je suis une de vous, îles.
(Le Récitant et la récitante vacillent sur leurs jambes puis s’effondrent.)
(Le chœur sort à reculons.)
- FIN
Notes
-
- « Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
- Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- —Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
- Ayant l’expansion des choses infinies,
- Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
- Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. »
– Charles Baudelaire, Correspondances ↩︎
-
The source for this quote is a letter from French admiral Louis Thomas Villaret de Joyeuse, dated 19 brumaire, an II (Nov. 9, 1793), justifying the closing of schools in Martinique. The earliest citation I can find is L’Abolition de l’esclavage by Augustin Cochin, 1861. Here is a longer quote from that work: “Une expérience déplorable a prouvé que l’abus des lumières est souvent le principe des révolutions, et que l’ignorance est un lien nécessaire pour les hommes enchaînés par la violence ou flétris par les préjugés. Ce serait donc une imprudence bien dangereuse de tolérer plus longtemps, dans la colonie, des écoles pour les nègres et pour les gens de couleur… Leur intelligence, enorgueillie d’une instruction imparfaite et gros sière, leur représentera sans cesse le régime colonial comme le code de la tyrannie et de l’oppression… Je vous ordonne expres sément de faire fermer toutes (ces) écoles” (Cochin 12). ↩︎
-
The quote comes verbatim from Cervantes Saavedra, Miguel de. L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Mancha. Trans. Louis Viardot, and Tony Johannot. Paris: Victor Lecou, 1853. Print. ↩︎
-
Rodrigo de Escobedo, the Armada scribe who accompanied Colombus on his first voyage across the Atlantic, wrote the document that claimed ownership over the island of “San Salvador,” now part of the Bahamas. ↩︎